Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre neuvième : De la subtile ironie des coïncidences


Par Nikos Leterrier


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-Je trouve que tu passes beaucoup trop de temps avec elle, c'est tout!

Puis Hélène Zéro, Gardienne de l'Infinité Négative, croisa les bras et se détourna dans un bruissement de soie lamée d'or.

Le Dormeur du Mal avait tout prévu, absolument tout. Chaque étape de son plan se déroulait sans le moindre accroc. La conspiration se rapprochait de jour en jour de son inéluctable aboutissement, à la manière d'un prédateur suivant la piste ensanglantée que laisse derrière lui sa proie blessée. Rien n'avait été laissé au hasard.

Sauf ça. Sauf elle.

Quoiqu'intrinsèquement lié de par sa nature démoniaque au chaos originel, le Dormeur du Mal haïssait l'imprévu et surtout l'improvisation. Il avait enfin réussi à trouver le vaisseau charnel idéal, à dompter son tempérament revêche. Il préparait l'enfant élue pour devenir le Messie des Ténèbres aux tâches qui lui incomberait après son glorieux et sinistre avènement qui n'était plus désormais qu'une question de temps. Mais comment se concentrer dans ses conditions?

-Alors c'est comme ça? reprit Hélène d'un ton débordant de dépit et de rage contenue. Monsieur trouve enfin son fameux réceptacle, le simulacre humain qui sera l'incarnation d'une nouvelle Ère, et moi je ne compte plus, c'est bien ça?

Le Dormeur du Mal se retint de répondre ce que sa naïve franchise de créature tes Ténèbres lui inspirait: "Oh non, rassure-toi: tu n'as jamais compté, de toutes manières. J'avais seulement besoin des ressources de ta fortune et de ton rang." Être humain, ne fût-ce qu'en apparence, impliquait entre autres de mentir. Constamment. Le mensonge était pourtant l'un des cinq principes abyssaux, hélas faiblement représenté chez lui. Il avait encore besoin d'elle. Il allait falloir improviser malgré tout.

Détournant à regret son regard de la petite fille vêtue de noir que deux sectataires avaient installé face à lui au centre d'un pentacle savamment dessiné avec du sang des premières menstruations de cinq vierges choisies avec soin, et qui lui avait pris de nombreuses heures de travail, il se retourna vers son amante et mécène en arborant son sourire le plus enjôleur:

-Hélène, mon unique amour... Comment peux-tu croire ça? Je passe beaucoup de temps avec ta soeur, il est vrai, mais c'est toi et toi seule que j'aime.

Le démon avait dû puiser dans les souvenirs de sa mémoire humaine pour pronocer ces mots, certains qu'ils étaient censés apaiser cette tempête d'un genre nouveau pour lui. Malheureusement ils n'eurent pas l'effet voulu, puisque la Belle Hélène, toujours rouge de colère, prit l'un des canopes d'obsidienne noire contenant les coeurs arrachés aux enfants de la cité et le projeta contre le mur de la crypte où ils se trouvaient. Elle avait dû utiliser une magie quelconque pour cela car ces canopes n'étaient pas censés se briser aussi facilement.

Auusi horrifié qu'un démon né dans les profondeurs des Abysses peut l'être, le Dormeur du Mal vit l'ouvrage finement ciselé par des artistes triés sur le volet, et couvert de runes démoniaques qu'il avait lui-même enchantées se rompre en mille morceaux ensanglantés et le liquide visqueux et alcoolisé dans lequel le coeur était conservé se répandre à terre, dégagent une odeur qui eût été certainement en d'autres circonstances délicieusement pestinentielle à son flair de créature des Ténèbres.

Plus parfaitement paralysé que s'il avait été victime de cent sortilèges, le Dormeur du Mal subit ensuite la vision de la jeune femme écrasant de sa babouche de cuir damasquiné le petit coeur à qui la chute avait donné un tremblement qui évoquait une ultime palpitation. Une fois l'organe réduit en bouillie, Hélène Zéro parut se calmer et dit d'un ton de voix faussement détaché:

-Tu brises mon coeur je brise le tien, enfin... l'un des tiens! Ce n'est que justice.

Ses larmes avaient fait couler son khôl et elle le regardait avec un mélange de défi et d'attente. Apparemment le démon s'était trompé, et ses paroles l'avaient faite sortir de ses gonds au lieu de lui faire plaisir. Il jeta un oeil inquiet à la table où avaient été installés les vingt-quatre autres canopes contenant chacun le coeur d'un enfant assassiné par les sectataires dans les semaines précédentes et fit signe aux deux acolytes pétrifiés de les protéger, au cas où la colère de la Gardienne ne serait pas encore apaisée.

Le Dormeur du Mal était décidément en terrain inconnu. Il cherchait encore quoi répondre dans la mémoire de son incarnation humaine quand elle reprit:

-Tu me joues le silence, c'est ça? C'est facile d'être calme quand... Quand on n'est pas amoureux!

Ramenant ses mains pâles sur son visage, la prêtresse se remit à sangloter.

-Quelle... Quelle idiote j'ai été! D'abord tu arrives avec toutes tes belles paroles! Tu m'expliques que nous allons fonder tous les deux un Empire des Ténèbres destiné à s'étendre sur toutes les terres émergées, "un domaine où le Mal serait le Roi et dont je serais la Reine"...

"Qu'est-ce qui m'a pris de lui dire ça?" se demanda le démon. Il se rappela qu'il avait entendu un vague troubadour chanter quelque chose d'approchant. Manifestement le souvenir de ces mots suscitait en elle une forte émotion. Il avait touché juste à cet instant, et à présent cela se retournait contre lui.

Hélène s'adossa au mur blanc de la crypte. Sa longe robe de soie noire l'eût sans doute rendue pâle si elle n'était pas écarlate de fureur à peine contenue. Les boucles rebelles de ses longs cheveux châtains s'étaient échappées de sa coiffure alambiquée à la faveur de la violence de ses mouvements et encadraient ses yeux noirs miroitants de larmes.

-Et moi... Et comme comme une idiote, j'y crois! Je te donne tout! Mon âme, mon corps, mon or! Et même les secrets ancestraux des Zéro, Comtes de Beltégueuse! Une famille remontant à Alexandre l'Immigrant!

Elle se laissa glisser peu à peu le long du mur pour s'accroupir au beau milieu de la flaque sanguinolente du coeur broyé par ses soins. Ramenant sa tête sur ses genoux, elle continua d'une voix étouffé par le tissu:

-... je lève une armée pour toi... recrute les meilleurs assassins... retrouve les anciens sectataires... me mets littéralement en quatre pour...

Relevant brusquement la tête elle reprit, hargneuse:

-Sans moi tu n'aurais rien pu faire! Sans moi tu serais encore un imbécile de démon errant, les Gardes de la Sultane t'auraient repéré en deux jours et les Mages Impériaux t'auraient mis dans une cage dorée, comme la Sublime Porte! Tu aurais fini démon servant dans je ne sais quelle maison de second ordre!

Son regard croisa celui de sa petite soeur Minodora, si odieusement impavide depuis le début de la scène. Toujours immobile au centre du pentacle, elle l'observait sans se départir de ce maintien princier qu'elle avait adopté depuis que le Dormeur du Mal l'avait désignée comme future Messie des Ténèbres. Cette infernale petite peste avait trouvé un ultime moyen de lui rendre la vie impossible en étant l'Élue. Et ce calme qu'elle arborait était pire encore que tous les tours pendables qu'elle avait pu lui jouer auparavant. Dire qu'elle avait cru que l'enfant élu serait le sien! Enfin le leur...

Mais non! C'était cette chipie qu'il avait choisie! Et dès cet instant tout avait tourné autour d'elle! Minodora par ci... Minodora par là... La Glorieuse Fille des Ténèbres, future Reine-Sorcière des Enfers Terrestres! Une gamine insupportable qui souillait encore ses draps quand elle faisait un cauchemar! Et il avait le front de continuer à prétendre l'aimer!

Soudainement frappée d'une idée, elle se releva et marcha vers le démon toujours interdit et sa petite chérie, le doigt levé:

-Mais ça ne se passera pas comme ça! Tu ne peux rien sans moi, sans la vraie Gardienne de l'Infinité Négative! Sans moi le rituel est impossible!

-Tiens oui au fait, c'est vrai, concéda le démon, l'air subitement plus contrarié qu'ahuri.

La réplique de son amant surprit Hélène, qui en resta muette un instant, un doigt menaçant toujours en l'air. Le Dormeur du Mal saisit l'occasion pour la prendre par les épaules et la rapprocher de lui. Il la sentit se raidir sous son contact. Elle détourna le regard mais ne se dégagea pas. Il se rapprocha encore et lui dit d'une voix douce et sensuelle:

-Mon amour... Crois-tu que je l'ignore? Mais tu m'es indispensable... Gardienne ou pas! Je ne puis me passer de toi, certes, mais parce que tu es toi, tout simplement, parce qu'il n'y a rien en toi dont je ne sois épris. Pas amoureux, tu disais? C'est vrai, je ne suis pas amoureux... Je suis fou de toi!

Hélène se força à hausser les épaules, mais sans conviction. Une fois de plus le démon constatait que le mensonge était d'autant plus aisé qu'on disait à son interlocuteur ce qu'il désirait entendre, même malgré lui. Le Dormeur du Mal se pencha sur l'épaule dénudée de la jeune femme et l'effleura de ses lèvres, de la manière qui la faisait toujours trembler de plaisir. Peut-être la colère avait-elle décuplé ses sens parce qu'elle y réagit plus encore qu'à l'ordinaire. Remontant vers son oreille il poursuivit:

-Même tes colères sont belles, mon amour. Tu vois, j'aurais déjà écartelé n'importe qui d'autre pour ce que tu viens de faire... La Conjonction est dans trois jours et comment vais-je trouver un coeur pour remplacer celui-ci? Surtout maintenant que les Légionnaires ont tué tant de nos sectataires... Te rends-tu compte de ce que tu as fait? Et pourtant je n'arrive pas à t'en vouloir...

Il approcha ses lèvres de celles de la jeune femme qui ferma les yeux et s'offrit malgré elle au baiser du démon. D'abord elle se laissa aller contre lui, puis l'enserra de ses bras et enfonça ses ongles dans sa nuque, et quand ils se séparèrent l'incarnation du démon tomba à terre, sans plus aucun souffle de vie.

Le Dormeur du Mal ouvrit ses nouveaux yeux, tâta son nouveau visage, sa nouvelle poitrine. C'était la première fois qu'il prenait possession d'un corps féminin. Elle ressentait encore l'élan de sensualité qu'il avait lui-même inspiré un instant auparavant. C'était étrange et exquis. Elle passa ses mains dans ses cheveux, tentant d'arranger sa coiffure, mais renonça aussitôt. Il avait fallu une bonne heure aux servantes d'Hélène pour la construire après tout. Elle se contenta de ramener ses mèches échappées derrière ses oreilles et revint s'accroupir devant Minodora, qui le regardait avec la même expression silencieusement hautaine qu'elle réservait à sa grande soeur depuis son élection:

-Ta soeur avait raison, ma chère enfant. Je ne puis me passer d'elle. Et on n'est jamais mieux servi que par soi-même, n'est-ce pas?

Le Dormeur du Val souriait de ses toutes nouvelles lèvres recouvertes d'un maquillage carmin. La petite fille fronça les sourcils et lui répondit:

-T'as l'air d'un grèbe huppé avec cette coiffure, Hélène.

Le démon gifla presque immédiatement le Messie des Ténèbres. C'était sans doute un réflexe de sa nouvelle mémoire humaine. Tandis que Minodora se tenait la joue, se retenant pour ne pas éclater en sanglots. Si les larmes avaient autrefois constitué une tactique profitable, c'était parfaitement incompatible avec la dignité de Messie des Ténèbres.

-Désolée, Minodora, dit le Dormeur du Mal. Certaines habitudes ont la vie dure...

Se relevant, elle observa un instant ses mains fines et ses ongles longs et pointus, sur lesquels avaient été ciselés à la pointe d'une aiguille les runes réservées à la Gardienne de l'Infinité Négative. C'étaient ces mains qui devaient accomplir le rituel. Elle contempla le désastre qu'avaient créé ces mêmes mains: le coeur piétiné et les éclats d'obsidienne qu'une acolyte était en train de ramasser.

Puis se détournant sans avoir remarqué l'étrange chapeau pointu couvert de rayures noires et blanches que portait l'acolyte, elle dit à ceux autres qui entouraient Minodora:

-Il nous faut un autre canope, mais surtout un autre coeur! Ertekin! Combien d'assassins nous reste-t-ils?

Un homme corpulent qui manifestement transpirait beaucoup sous sa tunique noire s'avança, manifestement très mal à son aise, hésitant entre les formules de politesse à utiliser:

-Quelques-uns, Votre Seigneurie... euh... Votre Abyssale Ignominie, je veux dire...

-Et bien qu'ils soient à pied d'oeuvre! Il nous faut un coeur avant la Conjonction des Lunes de Saturne!

Ertekin, marchand influent du Souk, n'avait jamais entendu parler des Lunes de Saturne. Sans doute fallait-il être un démon pour les voir. Il n'oserait sans doute pas remettre en cause l'urgence d'un tel délai mais s'éclaircit la gorge pour répondre d'un ton à la fois obséquieux et embarrassé:

-C'est-à-dire que... Votre Altesse... Pardon! Votre Abjection... La Légion est partout maintenant. Les volontaires affluent de partout, alléchés par l'or que propose la Sultane, et par la popularité de cet aventurier... Grog le Guerrier, je crois. Il faudrait peut-être attendre un peu que les choses se tassent...

-Impossible, Ertekin, le coupa le démon. Il nous faut un coeur enfantin avant trois jours. Une pareille Conjonction ne se représentera pas avant...

Le Dormeur du Mal réfléchit. Le calcul n'avait jamais été son fort. Les équations différentielles se bousculèrent un instant dans sa tête puis il reprit:

-Bref! Avant longtemps. Trop longtemps.

-C'est-à-dire que c'est très risqué, Votre Infamie... Ils pourraient capturer certains des nôtres, les torturer, leur faire cracher le nom des Zéro, et cette crypte ne serait plus sûre, et le Palais non plus... Ce n'est vraiment pas le bon moment pour nous montrer.

Le démon parut réfléchir un instant, puis répondit:

-Hum, vous avez raison Ertekin. C'est trop risqué.

Elle passa ses mains sur les couvercles des canopes. Ils avaient été sculptés en formes de têtes d'animaux. Il y avait des faucons, des babouins, des lions, des loups, des serpents... Toute une ménagerie uniformément noire la regardait. Il n'en manquait qu'un.

-Il serait stupide de tout perdre sur une simple imprudence, si près du but, reprit-elle. Dites-moi Ertekin... Quel âge a votre fils, déjà?

Le marchand blêmit puis reprit aussi vite qu'il le pouvait:

-Maismaismais je viens de penser à quelque chose, Votre Atrocité: les Christians! Personne ne se soucie des Christians à Variantinople! La Légion ne les protège pas. Il suffirait de prendre un des enfants des Harmoniens, par exemple!

-Vous êtes sûr?

Le démon avait une moue dubitative qui combinait l'expression d'enfant gâtée de l'aristocrate dont il avait revêtu le corps et sa malignité propre.

-Comme vous l'avez dit, reprit-elle d'un ton hésitant, le moment est sans doute mal choisi pour...

-Sisisi! Faites-moi confiance! Vous aurez ce coeur d'ici demain!

Le démon songea bien à lui faire remarquer que nombre de Christians avaient été les premières victimes de la Légion, tant la panique presque palpable du gros marchand était plaisante. Mais elle avait encore besoin de lui, aussi préféra-t-elle acquiescer en souriant:

-Ne me décevez pas Ertekin.

La petite silhouette sombre qui avait ramassé les morceaux d'obsidienne et s'amusait à essayer de reconstituer le dessin des runes se redressa. Zorn eut un sourire en contemplant la scène: son maître ne s'était pas trompé. Il avait suffi d'envoûter la fragile Hélène pour accentuer sa jalousie et l'histoire avait déjà basculé vers un autre colimaçon... ou attracteur étrange, comme disait le vieux Corneraide. Elle se moquait souvent de lui, mais elle ne put s'empêcher d'admirer sa virtuosité en l'occurrence. Il avait de la bouteille, c'était indéniable!

Il suffisait à présent de garder Ertekin à l'oeil, afin de s'assurer qu'il choisît le coeur qui l'attendait déjà chez les Christians, grâce aux bons soins de la petite sorcière. Satisfaite de la tournure que prenaient les événements, Zorn se dit qu'elle méritait certainement quelques-unes des pâtisseries au miel qu'on vendait sur les quais.

Zorn contempla un moment l'étrange spectacle qu'offraient les sectataires s'habituant peu à peu à l'idée que Son Altesse Hélène Zéro, Gardienne de l'Infinité Négative, était aussi le Dormeur du Mal. Elle s'était penchée vers l'Enfant Sacrée avec les mêmes gestes que ceux de la précédente incarnation du démon... ou du moins presque les mêmes. La sorcière se demanda si ces petites variations étaient une rémanence de la personnalité enfouie de la véritable Hélène, ou simplement le démon s'accomodant de son nouveau vaisseau.

L'avénement du Messie des Ténèbres exigeait apparemment une interminable suite de rituels comme celui-ci. Si l'interruption d'Hélène avait introduit une salutaire distraction, l'incident était désormais clos et le Dormeur du Mal allait pouvoir reprendre la cérémonie là où il l'avait laissée.

Qu'ils fussent adressés aux pouvoirs de la Lumière ou des Ténèbres, de l'Harmonie ou du Chaos, de l'Intérieur ou de l'Extérieur, de la Forme ou de la Force, de l'Infiniment Petit ou de l'Infiniment Grand, les rites religieux partageaient tous cet étonnant don de se révéler très vite profondément ennuyeux. Convaincue qu'elle n'avait plus rien à apprendre, Zorn grimpa d'un pas primesautier les degrés de l'escalier conduisant au rez-de-chaussée du Palais.

Les gardes qui veillaient à ce que nul n'entrât ne la virent pas sortir. Elle n'était pas véritablement invisible à leurs yeux, mais paraissait toujours aussi insignifiante qu'une mouche de passage... lorsqu'elle le choisissait et hélas parfois même sans qu'elle le souhaitât le moins du monde.

Elle n'eut aucun mal à faire glisser le verrou et à sortir dans les jardins de la vénérable demeure. Les gardes se rendraient sans doute compte dans quelques minutes qu'ils avaient oublié de pousser le verrou. C'était une nuit très claire. La Pleine Lune éclairait les dalles blanches du chemin et leur donnaient une telle clarté qu'elles semblaient faites de pierres volées au sol brûlant du satellite.

L'adolescente en marchant effleurait de sa main les longues palmes qui tendaient vers elle leurs extrémités pointues, s'amusant à les faire ployer pour les voir ensuite reprendre leur position initiale. Même la végétation s'empressait de l'oublier, et la terre du jardin ne révélerait aucune trace de son passage.

Elle n'eut pas plus de mal à rejoindre les rues de la cité. Elles étaient normalement vides à cette heure, surtout sur les hauteurs du Quartier Rouge, comme on l'appelait à cause de la pierre ocre qui servait à bâtir les remparts des demeures patriciennes. Mais cette nuit était fort agitée, et de nombreuses personnes dépassaient la petite sorcière, tenant devant eux des lampes à huile, pressés de descendre vers la Place Impériale.

Un couple l'ayant bousculée au point de la faire tomber parlait tout en courant. Avant de s'étendre de tout son long sur les pavés, elle entendit l'homme dire: "Vite! On dit que Grog le Guerrier a lui-même capturé leur chef!".

La Place Impériale connue pour ses dalles de pierres aux couleurs d'azur et d'émeraude était noire de monde. Ils étaient venus le triomphe de la glorieuse Légion du Divan. C'était le nom qu'avait proposé Grog au moment de la création de ce nouvel ordre militaire destiné à la protection de la cité contre le réveil des Princes-Démons. Au grand étonnement de son familier, cette proposition avait été accueillie par enthousiasme pour tous les valeureux guerriers qui s'étaient portés volontaires pour offrir la puissance de leur bras à la Sultane.

Valor le Sage avait d'ailleurs pu constater de lui-même que son maître semblait transfiguré. L'aventurier maladroit et méprisé de tous avait fait soudainement place à un audacieux meneur d'hommes dont les hauts faits étaient vantés de par toute la cité avec force détails inventés de toutes pièces. Le félin savait que c'était précisément ce genre de mensonge qui fonde un mythe et il s'étonnait de voir son maître devenir légendaire.

Grog se tenait debout dans la lumière de la Lune, entouré des torches tenus par d'autres Légionnaires, dont les flammes se reflétaient sur son torse nu et couvert de sueur. Il tenait entre ses mains une imposante hache si lourde qu'il fallait normalement une force démoniaque pour la manipuler. Cette hache faisait partie du trésor de l'Empire et avait appartenu disait-on aux Guerriers-Cyclopes d'Alexandre l'Immigrant mais la Sultane la lui avait confiée en même temps qu'elle l'avait honoré de la dignité de Premier Licteur. Cela signifiait qu'elle le plaçait à la tête de la Légion et lui confiait la sauvegarde de la cité et de l'Empire.

Valor le Sage avait été naturellement présent lors de la cérémonie au cours de laquelle cette arme sacrée était passée entre les mains de son maître. Ils avaient été reçus au Divan Impérial pour cela, et au milieu du faste considérable de l'instant et de l'intense émotion qui submergeait son maître, le chat avait croisé le regard clair du démon au corps d'enfant qui se trouvait au centre de la pièce. La Sublime Porte était en cage, mais elle souriait. Et elle s'était mise à rire lorsque la Sultane avait loué l'extraordinaire intuition qui avait conduit Grog aux principaux repaires des Sectataires.

Le familier n'avait pas oublié ce rire. Il avait à cet instant songé à ces matins où son maître se réveillait en trombe, évidemment décidé à en découdre avec l'infâme secte des adorateurs du Dormeur du Mal mais surtout convaincu de savoir où les chercher. Zülfür qui les hébergeait toujours avait dit que les rêves apportent parfois d'étranges visions mais Valor n'y croyait guère. Et le rire moqueur de ce démon avait achevé de noyer ses doutes à ce sujet. Enfermé dans une cage d'or, un démon était fortement affaibli mais pas forcément réduit à une totale impuissance. Or pour les démons les rêves ne constituaient pas un monde hostile, puisqu'ils ne dormaient jamais.

"Grog! Grog! Grog!" scandait la foule, avide du sang qui allait couler. Une quinzaine de sectataires était à genoux, les mains et les pieds enferrés, entre des Légionnaires qui surtout occupés de les maintenir à l'écart de l'ire vengeresse des citoyens de Variantinople. La hache levée bien au-dessus de sa tête, Grog s'enivrait des acclamations frénétiques dont il était l'objet. Le poids de l'arme était tel qu'il sentait ses bras et jambes trembler sous l'effort, mais l'adulation de la foule abolissait en lui toute sensation de douleur.

Il était heureux.

Les regards langoureux que les jeunes filles de Variantinople réservaient au courageux héros entre leurs voiles vaporeux lui avaient fait complètement oublier Mismaya, son impossible amour d'antan. Les courtisanes les plus renommées pour leur beauté se disputaient l'honneur de présider au repos du guerrier et rivalisaient de tendres attentions à son égard. La dernière en date avait même fait l'acquisition d'une magnifique siamoise à l'intention de son familier pour emporter sa décision et ajouté avec un sourire entendu que les chattes de cette espèce étaient en chaleur toute l'année durant.

Ainsi Valor profitait-il lui aussi de la gloire qui auréolait son maître, mais il en fallait plus pour amadouer son pessimisme naturel et son impitoyable lucidité. Confortablement roulé en boule sur les genoux de Zülfür qui observait la scène assis sur le piédestal de l'une des monumentales statues qui encadraient la Place Impériale, il battait la jambe de son hôte d'un mouvement agacé de sa queue. Il y avait baleine sous gravillon, c'était certain, mais où chercher?

"Grog! Grog! Grog!" scandait toujours la foule tandis que la hache s'abattait enfin sur le cou du premier sectataire. Une clameur d'enthousiasme s'éleva dans le ciel nocturne lorsque la tête, tranchée net, roula sur les dalles millénaires de la cité. C'était un cri à l'unisson qui exprimait à la fois la jouissance et le soulagement, comme celui d'une amante que Grog eût trop longtemps fait languir.

Les yeux de tous suivaient avec une attention fascinée le mouvement de la hache qui tombait la régularité soigneusement dosée d'une caresse intime et chaque tête tranchée ajoutait encore à leur plaisir. Mais Valor remarqua une paire d'yeux qui comme les siens ne s'intéressaient pas à ce spectacle et se promenaient sur les visages grimaçants des Variantinoplois.

Il avait déjà vu cette jeune fille... Mais pourquoi personne ne faisait attention à elle? Elle venait de donner un coup de pied dans l'une des têtes coupées, comme par jeu... dans l'indifférence générale. Était-elle invisible aux yeux de tous, sauf des siens? Lorsqu'il la vit descendre l'escalier qui conduisait aux quais, il surmonta son aversion naturelle pour l'eau et bondit à terre pour la suivre, laissant Zülfür et le peuple de la cité à leurs vociférations enthousiastes.

Loin de là - car tous n'étaient pas descendus assister au triomphe de la Légion - Pétronella avait la digne raideur de ceux qui réagissent au chagrin et à l'humiliation par un calme factice et une distance hautaine. Elle tambourinait des doigts sur le bois de la fenêtre, tout en observant les lumières de la Place Impériale qu'on pouvait aisément voir de la demeure ancestrale des Corneraide. Derrière elle Constantin était étendu sur son lit, fixant le plafond d'un air absent.

Il était soulagé de lui avoir tout dit, étonné du flegme de sa fiancée, mais surtout indifférent à son sort presque autant qu'au sien propre. C'était pour lui un de ces instants où seul le caractère automatique de la respiration le protégeait de la mort, car il avait perdu jusqu'au goût de l'air.

-Et ça dure depuis quand? demanda Pétronella d'une voix qui tremblait malgré ses efforts pour ne rien laisser transparaître de sa douleur.

Constantin haussa les épaules et répondit d'un ton indifférent:

-Je ne sais pas... Je crois que je suis tombé amoureux d'elle dès mon arrivée à la Grande Sophie. Je me souviens que j'ai ressenti une vague inquiétude en songeant que toi aussi tu finirais sans doute par venir parfaire ton instruction auprès d'elle... Sur le moment je n'ai pas compris pourquoi.

-Maintenant c'est beaucoup plus clair, en effet, reprit Pétronella d'un ton sarcastique. Maintenant tout est... limpide, diaphane, évident!

Pétronella sentit malgré elle les larmes lui monter aux yeux. Elle n'avait plus rien à faire ici, elle le savait, mais elle craignait que ses jambes la trahissent si elle faisait un pas. Le pire était cette indifférence de sa part, cette odieuse franchise qui à ses yeux révélait surtout qu'il ne craignait plus de la perdre, qu'elle n'avait plus aucune importance pour lui.

-Donc c'est ça ton choix? continua la jeune magicienne. Tu as compris que ton père était au coeur d'un écheveau d'intrigues et au lieu de choisir un camp, de faire quelque chose... Tu restes là à attendre que ça se passe?! C'est ça!?

Constantin haussa à nouveau les épaules:

-Je n'attends rien, Pétronella, même pas que ça se passe.

Un bouffée de colère bienvenue vint se substituer un instant au désespoir chez Pétronella, qui en profita pour sortir en trombe de la chambre de son ex-fiancé, après avoir dûment claqué la porte à tout rompre. Une fois hors du Palais Corneraide elle se mit à marcher au hasard dans les ruelles désertes d'un pas rageur, tout en laissant enfin libre cours à ses larmes.

Très vite ses yeux miroitants d'eau salée furent incapables de lui servir mais elle ne ralentit pas son pas, et avança ainsi au hasard un long moment d'une démarche titubante et en se cognant à plusieurs reprises sur les murs des maisons comme s'il elle était ivre. Elle continua ainsi un long moment jusqu'à heurter un petit corps velu et entendre un feulement outragé.

S'essuyant enfin les yeux elle remarqua la petite silhouette au seuil d'une porte:

-Valor? s'étonna-t-elle. C'est toi minou? Mais que fais-tu... ici?

Elle venait de reconnaître les hautes portes d'or de la Grande Sophie.

-Je suivais quelqu'un, répondit le félin d'un ton hautain et guindé inspiré par le dégradant surnom "minou".

-Qui ça?

-Quelqu'un de très discret... Mais elle a disparu dans la grande Sophie sans même passer la porte, juste après avoir touché la main de la statue monstrueuse, là...

Il désigna de la queue une statue grandeur nature d'Alexandre l'Immigrant en tenue guerrière qui les fixait du regard lointain et peu concerné des effigies. Puis, cédant à un atavisme profondément ancré en lui il se hissa sur ses pattes postérieures pour s'appuyer à la surface des portes d'or et commencer à les griffer convulsivement pour soulager sa frustration. Quelque pulsion de sa nature féline lui chuchotait intensément qu'il y avait quelque secret grandiose à découvrir derrière ces battants d'or, comme au-delà de toute porte close.

Le crissement des griffes de la bestiole sur la surface métallique fut si déplaisante aux oreilles de Pétronella qu'elle le saisit par la peau du cou et avança d'un pas pour se téléporter de l'autre côté de la porte. Passer par les infinités bruyantes et non-euclidiennes des dimensions démoniaques fut pour Valor à la fois fulgurant et terriblement long, vertigineux et oppressant, merveilleux et atroce. Ce fut donc une boule hérissée de poils et toutes griffes dehors avec laquelle se retrouva la jeune magicienne.

-T'as doublé de volume, non? demanda-t-elle au félin d'un ton sincèrement interloqué.

Valor le Sage répondit d'un feulement terrifié autant que furieux et s'agita comme un ver coupé jusqu'à ce que la jeune fille eût la présence d'esprit de l'envoyer faire un vol plané miaulant à quelques mètres d'elle.

Vide à cette heure de suppliants, la Grande Sophie était plongée dans une pénombre presque totale, malgré les cierges allumés devant les idoles des Seigneurs des Abysses. Certains d'entre eux avaient une belle couleur écarlate car le suppliant avait mélangé un peu de son sang à la cire dont ils étaient faits. Bien moins lumineux que les étoiles du ciel de Variantinople, ils brillaient comme de vivants rubis autour de la magicienne et du chat qui était revenu se blottir à ses pieds, intimidé malgré lui par l'obscurité silencieuse qui venait de se refermer sur eux.

-Et qui est cette "elle" que tu suivais?

-Je ne sais pas, mais c'est une gamine qui semble avoir un dont pour se trouver toujours là où le drame se noue.

-Une gamine?

-Elle passe toujours inaperçue, mais je me demande bien comment avec sa dégaine... ce chapeau pointu plus grand qu'elle et sa robe noire.

-Tiens donc...

Pétronella connaissait cette silhouette. Elle avait croisé à plusieurs reprises la petite assistante du père de son... ex-fiancé, lors de ses brefs séjours à la demeure des Corenraide. Le Marquis lui-même lui en avait longuement parlé un soir. Il l'avait trouvée dans une contrée reculée de l'Empire, couverte de forêts si denses que la nuit semblait tomber dès qu'on y pénétrait. Et dans ces lieux que les mortels évitaient d'ordinaire vivait cette étrange enfant: Zora... Zorn... Le Marquis avait fait d'elle sa disciple. Il avait décidé de soumettre une gosse qui ne savait pas parler à huit ans et qui à l'en croire avait été élevée par un ours à l'enseignement le plus ardu qui fût. Et il y était inexplicablement parvenu, ce qui supposait certainement quelque don exceptionnel.

Mais que pouvait bien faire l'assistante de son... ex-futur-beau-père en un lieu pareil? Et à cette heure encore? La Grande Sophie devait être vide, hormis... hormis les prêtres, parmi lesquels l'Autre se trouvait. L'Autre: celle-là même qui lui avait pris son... ex-fiancé.

Pétronella était de ces esprits mystiques qui ne croient jamais aux coïncidences. Elle se pencha vers Valor et lui demanda à voix basse:

-Et que lui veux-tu à cette fille au chapeau pointu?

Valor le Sage hésita un long moment, mais son interlocutrice était patiente et il avait besoin d'un allié dans un endroit pareil.

-Lui demander quel est son rôle dans l'éveil du Dormeur du Mal.

Pétronella fronça les sourcils, soudainement perplexe: elle ne s'attendait pas à cette réponse.

-Qu'est-ce qui te fait penser qu'elle...

-Elle était là le jour où on a versé du sang frais pour le Dormeur qui ne dort plus guère ces derniers temps. Elle a observé la scène comme si elle s'y attendait: un homme s'est sacrifié volontairement, et il y avait une prêtresse...

-Une prêtresse!?

Valor comprit au changement de voix de la jeune fille qu'il n'aurait pas besoin d'en dire plus.