Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre dixième : La Condition Initiale


Par Nikos Leterrier


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Roxane tenait son épée pointée sur la gorge de la jeune fille au chapeau bizarre. L'intruse l'avait surprise en train de somnoler à sa table, penchée sur ses interminables calculs et une feuille à moitié gribouillée était encore collée à sa joue par la transpiration. La prêtresse ne s'en était même pas rendu compte et Zorn avait du mal à garder son sérieux malgré la menace qui pesait sur son existence.

Sur le bureau de Roxane, à côté d'une tasse de khave, trônait une tête à l'expression perlexe, dont les longs cheveux blonds avaient été coiffés en un chignon qui avait une forme d'anse, sans doute pour en faciliter le transport. La jeune sorcière n'avait pas prévu que la prêtresse remarquerait son entrée et encore moins qu'elle réagirait de cette manière. Elle se fût attendue à ce que Mademoiselle Contrecoeur eût recours à ses pouvoirs magiques plutôt qu'à une modeste lame tout-à-fait ordinaire. Est-ce que cette femme était au fait de son talent particulier pour détourner à son avantage la magie dirigée contre elle? Ou n'était-ce qu'une de ces inexplicables intuitions qui frappaient parfois ceux qui comme elle vivaient au seuil des Abysses?

-Une chaomancienne... dit Roxane pour elle-même plus que pour ses deux interlocuteurs.

Zorn n'eut cette fois aucune peine à retrouver son sérieux. C'était plus qu'une intuition qui avait guidé la prêtresse dans le choix de renoncer à toute utilisation de magie à son encontre. À son ton surpris elle pouvait au moins exclure l'hypothèse d'une indiscrétion du Marquis à son sujet, mais le fait qu'il y eût une autre personne que celui-ci dans Variantinople qui fût en mesure de reconnaître son si rare talent était à la fois inquiétant et vexant. Vexant car cela impliquait que Roxane eût rencontré au moins un autre chaomancien qu'elle, et inquiétant car cela impliquait aussi qu'elle n'était peut-être pas seule dans ce cas, et que d'autres avaient peut-être remarqué son manège. Il y avait bien ce chat qui...

-Moi qui croyais ne jamais revoir un de ces foutus sorciers du Chaos! s'écria Roxane avec une sorte de joie maligne.

Le pluriel démoralisa un peu plus Zorn qui ne put réprimer une grimace. La prêtresse en revanche lui sourit tout en décollant la feuille collée à son visage. Des lignes de calcul étaient restées imprimées à l'envers sur sa peau mate et la petite sorcière y reconnut des termes familiers: ses soupçons s'en trouvaient confirmés. Roxane Contrecoeur, Grande Prêtresse du Temple des Abysses, avait décodé l'attracteur étrange sur lequel elle et le vieux Marquis travaillaient depuis des semaines. Elle s'en était doutée en captant les pensées du jeune Constantin mais la jeune femme en portait la preuve littéralement sur son visage.

Mais ça ne devait pas se passer ainsi. Si Roxane la retenait trop longtemps, elle n'aurait pas le temps de s'assurer que le gros marchand Ertekin s'empare du coeur que le Marquis lui destinait... et tout l'échafaudage patiemment bâti s'effondrerait! Elle - une chaomancienne - se trouvait lors prise au dépourvu. Mâtin, quelle ironie! Il allait lui falloir jouer très serré pour l'emporter.

-Vous avez le sommeil plutôt léger, pour quelqu'un qui vit près des infinités hurlantes des Abysses, commença l'adolescente.

-Pas particulièrement, répliqua Roxane. C'est la Condition Initiale qui m'a réveillée.

La prêtresse avait désigné d'un geste de sa tête celle qui reposait toujours sur son bureau. Elle la fixait droit dans les yeux, jouissant manifestement du trouble que faisait naître chez la sorcière l'évocation de ce nom. Le plus difficile pour Zorn restait d'évaluer ce que cette fichue gratte-papier avait pu déduire de ses maudits calculs. La peste fût de ces mages fouineurs et de leur savoir poussif contenu dans leurs tombereaux d'encre et de papier!

Quoique le vieux Corneraide l'eût initiée aux arcanes de l'art ténébreux que pratiquaient les Mages Impériaux, elle ne s'était jamais entièrement départie du traditionnel mélange de défiance et de mépris avec lequel les Sorciers considéraient les Mages et inversement. Se sentant menacée, la vieille rancoeur renaissait en elle, faisant commodément abstraction du fait qu'elle-même était au service d'un Mage.

Mieux valait donner l'impression d'être contrainte à jouer cartes sur table. Autant prendre les devants en avouant ce qu'elle savait déjà sûrement. Zorn reprit d'un ton posé:

-Alors tu as réussi à trouver son nom véritable, c'est ça?

-La Condition Initiale? Qu'est-ce que c'est que ça? s'émut l'intéressé, comprenant que c'était bien de lui qu'il s'agissait.

À voir l'expression perplexe de Zorn, Roxane précisa obligeamment que cette tête appartenait à un démon particulièrement ignorant de tout ce qui touchait à sa propre nature, et notamment de la terminologie usuelle en la matière.

-Je lui explique? demanda la sorcière.

-Pourquoi pas? répondit la prêtresse, mais auparavant...

Sans lâcher l'épée, la prêtresse passa sa main libre dans son dos et tira de sa ceinture un stylet dont la lame avait un éclat inconnu de la sorcière. La poignée avait des reflets de platine et était ornée de très fines ciselures de facture étrangère. La prêtresse leva lentement la lame à hauteur de son visage et un sournois sentiment de malaise s'empara de la jeune sorcière, qui ne pouvait détacher son regard de l'arme.

Il y avait un danger dans ce poignard qui dépassait la simple mécanique de la lame entaillant la chair. Cette lame n'était pas faite pour tuer, mais pour mutiler. Pour priver sa victime de quelque chose... d'impalpable. Zorn éprouva pour la première fois depuis longtemps un sentiment de panique. Deux mains glacées semblaient enserrer son crâne, et cette maudite lame avait d'elle une faim haineuse et avide.

La prêtresse eut un geste vif et Zorn ressentit une douleur intense à la tête qui la fit s'effondrer à genoux sur le sol froid de la cellule. Surprise par la force de son propre hurlement, la jeune fille porta la main à ses temps, cherchant la blessure que la dague venait de faire... Mais elle ne sentit rien de tel.

La douleur était pourtant bien là. Elle tâta son visage et trouva une petite estafilade sur sa joue. C'était une entaille superficielle, négligeable, dont ne perlait aucune goutte de sang. Comment une blessure aussi bénigne pouvait-elle engendrer une telle souffrance...?

Roxane avait abaissé son épée, la laissant libre à nouveau de ses mouvements. Elle devait penser que la souffrance l'empêcherait de faire appel à ses sortilèges. C'était mal connaître Zorn la Sorcière du Bois-Sifflant, celle qui usait de magie pour parler à son oncle l'ours depuis sa plus tendre enfance! C'était l'occasion: en dépit de la douleur qui lui vrillait toujours le crâne, la jeune fille reprit son souffle et...

Et rien. La magie s'était tue en elle.

Sur le moment Zorn se crut sur le point d'étouffer, tant sa respiration s'était accélérée. Elle était devenue... normale. Ramenant ses bras sur son corps comme si elle était nue, elle se mit à trembler et à claquer des dents malgré la chaleur de cette nuit d'été. Elle était devenue fragile. Une simple adolescente perdue dans la grande cité. Privée de ses pouvoirs elle n'était plus rien.

-Calme-toi, petite sorcière, dit Roxane en s'accroupissant devant elle d'une voix presque amicale. Ce n'est que provisoire.

Zorn l'entendit rengainer doucement cette lame qui s'avait si atrocement mutilée. Elle se força à relever les yeux vers la prêtresse qui semblait à la fois amusée et embarrassée:

-Je ne pensais pas que tu réagirais si violemment, reprit Roxane. Mais si la morsure de la Malencontre te prive de tes pouvoirs, elle n'est pas empoisonnée. Lorsque cette blessure sera guérie, tes pouvoirs reviendront.

Zorn chercha aussitôt à se remémorer aussitôt tous les noms des simples connus pour leurs vertus cicatrisantes. Mais dans le meilleur des cas cette estafilade lui durerait au moins quelques jours. Le soulagement de savoir que cet état infâme de vulnérabilité n'était que provisoire s'estompa bien vite face à l'inquiétude qui naquit en elle: privée de ses pouvoirs, elle n'avait aucune chance de guider le gros Ertekin vers la victime qu'elle avait choisie, la Condition Initiale n'en serait pas modifiée de la manière prévue, et toute la conspiration patiemment échafaudée par le Marquis s'effondrerait. Échouer si près du but, c'était rageant!

À n'en pas douter le Vieux allait se mettre en boule comme jamais.

Elle passa rapidement en revue les excuses qu'elle pourrait invoquer pour échapper à sa fureur:

-Il fallait bien aller vérifier si Roxane était ou non proche de tout comprendre... Même si le Vieux ne le lui avait rien demandé de tel.

-Elle ne pouvait pas savoir que Roxane par un importun hasard n'était pas dépourvue comme les autres face à ses pouvoirs... Quoiqu'elle eût pu néanmoins se montrer un peu plus prudente.

-Elle pouvait encore moins prévoir que cette prêtresse serait armée d'une...

Malencontre? Oui c'était bien ça. Zorn concéda par-devers elle que le nom était fichtrement bien choisi. C'était pour une sorcière comme elle une rencontre fameusement mauvaise que celle lame qui privait ceux qu'elle touchait de tous leurs pouvoirs magiques.

-À quoi penses-tu petite sorcière? lui demanda Roxane que les cogitations muettes de sa victime commençaient à lasser.

-Tu n'as qu'à lire dans mes pensées, prêtresse, répondit Zorn en haussant les épaules.

-Je ne peux pas: la Malencontre ne te prive pas seulement de tes pouvoirs, elle t'immunise à toute forme de magie.

Tout en parlant Roxane s'était rapprochée à pas de loups de la porte de la cellule. Elle posa la main sur le loquet puis répondit à voix basse:

-Je ne peux pas: la Malencontre ne te prive pas seulement de tes pouvoirs, elle t'immunise à toute forme de magie.

Elle ne remarqua pas le petit sourire qui se dessina à cet instant sur le visage de l'adolescente qui entrevoyait une contrepartie avantageuse à sa désastreuse condition présente, car elle activa le loquet et ouvrit d'un coup sec la porte.

Une étudiante se tenait dans l'embrasure, accroupie pour regarder à travers le trou de la serrure, ainsi qu'un chat noir posé sur ses épaules dont le pelage venait de se hérisser. Roxane se demanda si la grimace de cette nouvelle invitée était due à son embarras d'avoir été découverte ou la douleur que lui infligeaient les griffes que le félin avait manifestement planté dans sa chair à travers sa trop légère tunique estudiantine, sans doute sous l'effet de la surprise.

-Tiens donc! La fiancée du petit Constantin! Mademoiselle... euh...

-Pétronella, dit celle-ci d'un ton las tout en se relevant avec mille précautions.

Puis elle ajouta aussitôt d'un ton faussement indifférent:

-EX-fiancée, s'il-vous-plaît.

-Une future Magicienne Impériale qui regarde par un trou de serrure? s'étonna Zorn en se relevant à son tour.

-Une vraie magicienne n'utilise la magie qu'en dernier recours, dit Roxane avec un gracieux sourire.

C'était ce que Pétronella allait répondre - plutôt que d'avouer qu'elle était trop épuisée mentalement pour user de ses pouvoirs - mais entendre cette traînée le dire lui rendit ce propos grotesque et lui donna une envie violente de la gifler.

-Mais entre donc... euh...

-Pé-tro-nel-la, articula l'étudiante, d'un ton lourd de menaces.

-Et bien sois la bienvenue, Pétronella! dit Roxane d'un ton enjoué. Entre et ferme la porte. C'est charmant vraiment: une petite soirée chez moi entre filles.

-Et moi alors? dirent simultanément la tête de Thanos et Valor le Sage.

-Quel heureux caractère, vraiment! dit Roxane en soupirant à l'adresse de la tête qui essayait désespérément de se détourner pour marquer son mécontentement.

Sans lui laisser le temps d'un feulement de protestation, la prêtresse prit d'autorité le chat dans ses bras et commença à lui gratter le ventre.

-Pardon minet, je n'avais pas remarqué ta virile matouitude! dit-elle d'un ton décidément beaucoup trop enjoué au goût de ses deux invitées qui se regardaient en coin.

Malgré l'horripilant emploi du surnom "minet", Valor le Sage se retrouva sans savoir comment en train de ronronner avec conviction sur les genoux de Roxane après qu'elle se fut assise à sa table. La prêtresse ébouriffa au passage la chevelure blonde du démon qu'elle avait involontairement vexé:

-Allez, quoi! Tu fais la tête?

Le démon la foudroya de ses yeux clairs.

-Écoute-moi bien la forte tête, reprit Roxane, j'exige que tu te montres courtois: je n'ai pas souvent des invités... du moins ne fût-ce que vaguement humanoïdes. Tu vas nous gâcher la soirée par ta mauvaise humeur.

-NOUS gâcher la...?! s'étrangla Pétronella.

La colère qui bouillonnait en elle s'exprima de manière confuse et emmêlée, tant les griefs qu'elle avait à l'encontre de la prêtresse étaient nombreux:

-Des invités!?! Mais je ne suis pas venue ici prendre le khave! Nous ne sommes pas... Je ne suis pas... Espèce de gueuse! Tu me voles mon minable de fiancé et tu... tu fricotes avec le père en plus!?

C'était surtout la sérénité de sa rivale qui la mettait hors d'elle. Elle n'avait même pas cillé, même pas laissé transparaître le moindre trouble, comme s'il n'y avait rien entre elels, comme si sa souffrance ne signifiait rien. Elle désigna Zorn d'un doigt tremblant:

-Je la connais celle-là! Zorn la Fille de l'Ours! Elle travaille pour... En plus tu t'habilles comme une vénale des quais! C'est ça qui lui a plu, hein? Famille de crétins, le fils et le père aux pieds de cette... Et puis lâche ce chat!

Quoique fort incongrue, cette dernière phrase avait été si violemment prononcée que Valor quitta d'un bond l'accueillant et chaleureux bassin de Roxane pour s'installer sur la table, à côté de la tête qui regrettait plus que jamais de ne pouvoir se boucher les oreilles. Heureusement pour lui, lorsque Pétronella songea enfin à reprendre son souffle, Roxane reprit la parole en s'adressant à la sorcière:

-Alors comme ça tu t'appelles Zorn? Fille de l'Ours? C'est original.

-Nièce seulement, répliqua la jeune fille, impavide.

-Et si j'ai bien saisi... Tu travailles pour le père de Constantin? Le vieux Corneraide?

-Travailler... C'est beaucoup dire. Le vieux a la tête comme une passoire, alors je l'aide par-ci par-là. Rien de bien folichon.

Zorn avait deviné aux éclairs que lançaient les yeux de Pétronella que répondre sur le ton badin d'une conversation anodine créerait pour la fiancée éconduite un environnement propice à un éclat fulgurant, qui peut-être lui fournirait l'occasion de s'enfuir. Aussi avait-elle mis dans sa voix toute la désinvolture dont elle était capable, elle qui déjà brillait quotidiennement par sa nonchalance. Le chagrin de la petite génie malheureuse en amour était sa meilleure chance de s'en tirer.

-Mais tu dois le savoir mieux que moi, Roxane Contrecoeur... continua l'adolescente. Puisque tu connais si bien son fils?

À voir le rictus qui venait de tordre la bouche de Pétronella la malheureuse devait être en train de penser quelque chose comme: "Décidément tout le monde était au courant sauf moi!". Elle allait sans doute sauter à la gorge de l'arrogante prêtresse d'un instant à l'autre. Il suffirait d'une pichenette pour...

-D'ailleurs c'est pour ça que tu es venue, Pétronella? dit Roxane en s'adressant à celle-ci, ignorant la question de la sorcière. À cause de ton fiancé? Ou plutôt ex-fiancé? Il a rompu avec toi, c'est ça?

Pétronella songea bien à répondre comme Zorn que Roxane devait le savoir mieux qu'elle mais sa cervelle fonctionna malgré elle et lui rappela que Constantin lui avait dit qu'il ne parlerait pas de leur rupture à Roxane, puisque celle-ci ne partageait de toutes manières pas ses sentiments. Elle se souvint que ce fatalisme désespéré l'avait rendue encore plus triste: il ne l'abandonnait pas pour une autre, non, mais pour un chagrin d'amour. Comment pouvait-on être aussi cruel?

-Peut-être agit-il ainsi par respect pour toi, dit Roxane d'un ton subitement grave et posé.

Et elle avait l'outrecuidance de lire dans ses pensées! Pétronella rassembla en un instant ses ultimes forces pour ouvrir sous les pieds de cette peste un portail qui la conduirait quelque part dans l'un des innombrables et multicolores enfers qui attendaient, tapis dans les ténèbres infinies des Abysses. Un lieu où elle subirait une éternité de tortures aux mains de démons abjects qui la... avec des... Oh que oui! Et ensuite... Et puis... Et après...

Mais elle s'arrêta soudain. Qu'est que cette traînée avait dit, au fait?

-Par respect pour moi? Comment ça par respect pour moi? demanda-t-elle, interdite, tout en fermant son esprit à toute intrusion intempestive.

-Bien sûr, reprit posément Roxane. Aurais-tu préféré qu'en dépit de ses sentiments pour moi il n'ait pas rompu avec toi? Qu'il ait continué à te donner le change par peur de la solitude?

-En tous cas c'est ce que j'aurais fait à sa place, dit la tête de Thanos.

-Moi aussi, ajouta Zorn.

-Pour quoi faire? demanda Valor le Sage, interloqué. À quoi bon s'embarrasser de la présence d'une personne qui ne nous est plus rien?

-Pour ne pas être seul... répondit malgré elle Pétronella en baissant la tête.

Le mot "seul" résonnait dans sa tête avec une force renouvelée, plus puissante encore qu'avant qu'elle rencontrât Constantin.

-Vous êtes vraiment des animaux de meute, vous les humains... conclut le chat avec une tranquille condescendance.

-Dis-donc! Je ne suis pas humain! s'indigna la tête de Thanos.

Le fait qu'une tête tranchée toujours capable de parler éprouvât le besoin de rappeler son inhumanité avec autant de fougue fit sourire d'abord Roxane puis Zorn, puis elles partirent toutes les deux d'un bienheureux fou-rire, tandis que Pétronella restait seule et claquemurée entre les remparts invisibles de son chagrin.

Reprenant son souffle, la prêtresse indiqua à ses deux visiteuses deux tabourets inconfortables qui prenaient consciencieusement la poussière dans un coin de sa chambre:

-Vous m'excuserez, je ne reçois guère de visites d'ordinaire...

-Et le lit suffit amplement d'habitude? demanda Zorn d'un ton désinvolte, car elle n'avait pas renoncé à faire exploser la jeune magicienne, qui hélas était soudainement passée de la rage meurtrière à une forme d'apathie défensive, par un de ces ressorts mystérieux de la psychologie des gens blessés.

On ne pouvait décidément rien bâtir de solide sur la nature humaine: celle-ci échappait même à la compréhension d'un esprit habitué comme le sien aux imprévisibles dénouements et aux turbulences de l'improbable. Zorn en eut encore une fois la confirmation en croisant le regard noir de Pétronella: inexplicablement c'était contre elle que son persiflage s'était retourné.

Sans daigner relever la pique, Roxane reprit après qu'elles se furent assises en s'adressant à Pétronella:

-À t'entendre il semble que Constantin t'ait aussi parlé du complot ourdi par son père, avec l'aide sans doute de son assistante, Mademoiselle... euh...

-Zorn de Bois-Sifflant, répondit celle-ci.

-Et alors? répliqua Pétronella en haussant les épaules. Qu'est-ce que ça peut te faire?

Roxane se mit tambouriner machinalement des doigts sur le crâne du démon et reprit après un silence:

-Constantin m'a beaucoup parlé de toi, Pétronella, la plupart du temps sans le vouloir. Il ne te citait jamais nommément mais tu étais omniprésente dans tous les détails de ses propos. Je ne te connais guère mais je t'ai beaucoup imaginée. Or la Pétronella qui est dans ma tête n'est pas d'un caractère lénifiant et mélanconique comme l'est son fiancé - pardon! - ex-fiancé. Elle n'est pas née à l'ombre des soieries d'une grande famille bombantine. Malgré sa vile extraction elle s'est hissée au rang de Magicienne Impériale. Elle est volontaire, intelligente et courageuse.

Quoique le ton de Roxane fût parfaitement sincère et dénué de toute condescendance, Zorn s'attendit à ce que la teneur de ses propos ralluma la colère de l'amoureuse infortunée. Mais Pétronella fixait sa rivale en silence, avec une expression où la plus grande défiance se teintait de curiosité.

-Peut-on savoir où tu veux en venir? demanda-t-elle froidement.

-La Pétronella qui vit dans ma tête n'est certainement pas indifférente au sort de son pays, ni au statut de l'humanité sous le règne éclairé d'une Impératrice plus qu'à moitié démoniaque. Elle n'aimerait pas voir la Sublime Porte se libérer de la cage aux barreaux d'or que les anciens Mages ont conçu pour elle.

-La Sublime Porte? demanda Pétronella. C'est de cela qu'il s'agit alors?

-Sais-tu quel est le nom véritable de ce démon? répondit Roxane en désignant la tête sur son bureau et en acquiesçant de la sienne.

-La Condition Initiale... je crois...

-La Condition Initiale? interrompit Valor le Sage. La Condition Initiale, c'est-à-dire... l'origine temporelle d'un système dynamique? Ce démon n'est que le point de départ...

-D'un autre démon, répondit Zorn, désabusée.

Décidément ils en savaient déjà trop. Le Vieux allait lui piquer une de ces colères encore...

-Donc, si je saisis bien, reprit le chat en posant sa patte sur le nez de la tête furibonde, tu n'est qu'un démon-marchepied en gros, tu n'existes que pour préparer l'avénement d'un autre démon?

-Et sans rien en savoir, renchérit Roxane.

-Mazette! fit Valor le Sage en sifflant dans sa moustache. Je ne pensais pas rencontrer un jour l'équivalent démoniaque de mon patron. Quelle destinée minable, vraiment!

Animé d'une irrépressible envie de tirer vengeance de sa lamentable condition sur l'impertinent félin, le démon attrapa sa queue baladeuse et mordit de toutes ses forces. Valor le Sage poussa un terrifiant feulement lourd de haine et de menaces et s'enfuit bravement du bureau pour venir se cacher sous les robes de Pétronella qui ne broncha pas, indifférente aux pitreries du familier. Là-bas, après quelques secondes d'un léchage frénétique, il reprit après avoir passé prudemment sa tête sous l'ourlet de la jeune fille, sa queue soigneusement repliée derrière lui:

-Bon... Et le démon dont il est la Condition Initiale, c'est le Dormeur du Mal j'imagine?

-Et bien non, justement, répondit Roxane, c'est ce que j'ai découvert. Son nom complet est: "La Condition Initiale de la Sublime Porte".

-La Sublime Porte? s'exclamèrent simultanément Pétronella, Valor et la tête de Thanos.

Zorn se passa la main sur les yeux. C'était encore pire que ce qu'elle imaginait.

-En réalité l'avénement du Dormeur du Mal n'aura pas lieu, continua Roxane. Mais c'est de la peur qu'inspirera cette menace que profitera la Sublime Porte.

Et ben voilà, se dit Zorn. Tant qu'à faire, pourquoi ne pas leur parler carrément de l'attracteur étrange de la Sublime Porte?

-Mais je ne comprends pas... reprit Valor le Sage. La Sublime Porte n'a nul besoin de renaître, il déjà est présent! Il siège au Divan de la Sultane.

-Dans une cage d'or, répondit Roxane. Pétronella, vous savez ce qu'est un attracteur étrange, j'imagine?

Ça m'apprendra à penser trop fort, se dit la sorcière.

-Moi je ne sais pas! dirent en choeur Valor et la Condition Initiale.

-C'est en gros un motif à peu près stable d'un système chaotique, dit Pétronella qui réflechissait en même temps.

-C'est beaucoup plus que ça! dit Zorn avec emphase en se levant de son siège. Un attracteur étrange c'est... C'est un mensonge exquis du Chaos! C'est l'illusoire stabilité d'un système en réalité instable! C'est comme un pont trop vieux qui s'écroulera à l'instant précis où la princesse pourtant si frêle posera le pied dessus! C'est la réalité qui joue au funambule, défiant le désordre originel dont elle est issue pour donner l'illusion de quelque chose de constant, de prévisible, de figé!

Ses yeux brillaient, et son regard semblait dire avec enthousiasme que le monde n'était constitué que d'équilibres précaires n'attendant qu'une pichenette de sa part pour retourner au Bouillon Originel.

-Mais quel rapport avec la Sublime Porte? demanda Valor.

-Les démons sont plus proches du Chaos, répondit Pétronella, ils n'existent que grâce à... enfin ils sont en quelque sorte un système chaotique piégé dans un attracteur étrange. Lorsqu'ils changent de forme ils passent d'un attracteur à un autre. La Sublime Porte est...

-Il n'y a pas que les démons! l'interrompit joyeusement Zorn. La réalité toute entière n'est faite que de ça! Et si l'on contrôle les paramètres d'une transition entre deux attracteurs étranges, deux positions faussement stables, on peut alors orienter l'évolution du système vers un autre attracteur étrange et...

-Et c'est ça le rapport, conclut Pétronella. Cette histoire d'avènement du Dormeur du Mal n'est en fait qu'une étape de la transformation prévue de la Sublime Porte vers... vers autre chose. Un autre chose qui ne sera sans doute pas confiné entre les barreaux d'une cage d'or pur. Et le vieux Marquis de la Grande Ourse le sait, et il a décidé d'agir sur l'attracteur étrange pour que la métamorphose du démon personnel de la Sultane soit à son avantage.

Zorn se rassit et commença à observer intensément ses ongles dans une attitude qu'elle espérait nonchalante.

-Agir comment? demanda Valor le Sage.

Tous les regards convergèrent à cet instant sur la sorcière qui eut une moue de découragement. Elle tenta par acquis de conscience une diversion:

-Ça vous paraît crédible, ça? C'est un peu tortueux comme stratagème, non?

Les regards perplexes de ses interlocuteurs lui rappelèrent que c'était une objection particulièrement stupide lorsqu'on aprlait d'un Seigneur des Abysses. Elle se gratta la gorge et tenta de se reprendre:

-Réflechissez: si la Sublime Porte a besoin de se libérer, pourquoi ne lance-t-elle pas elle aussi des sectataires pour rassembler des coeurs d'enfants pour elle-même, directement? Pourquoi passer par un autre Seigneur des Abysses?

-Pour brouiller les pistes? tenta Valor le Sage. Ou pour le plaisir toujours renouvelé de l'alambiqué?

-Même pas, intervint Roxane. Chez le Dormeur du Mal c'est Nergal qui est le principe dominant. Des quatre enfants de Tiamat c'est le Tueur qui l'influence le plus, ce qui signifie que la mort est nécessaire à sa renaissance. Chez la Sublime Porte en revanche c'est son épouse Ereshkigal qui domine: la Reine-Esclave des Enfers, la déesse folle qui y règnait déjà quand ils s'appelaient encore le pays de Kur, du nom que les Sumériens leur ont donné.

-Alors il faudra beaucoup de gens timbrés pour que la Sublime Porte se libère? demanda le chat en repensant à la foule qui acclamait son maître.

-Même passager, un déchaînement de folie suffira.

-Par exemple celui que peut inspirer la crainte de l'avènement du Dormeur du Mal, conclut Pétronella d'une voix sinistre.

Ce n'était pas l'imminence de la catastrophe annoncée qui assombrissait ainsi son humeur, mais le fait qu'elle allait sans doute avoir autre chose à faire que de se venger de sa rivale.