Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre huitième : Le terrible secret de l'âge adulte


Par Nikos Leterrier


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-Tu veux dire que tout le monde s'assoit sur le canapé de la Sultane pour boire un khave? demanda Valor interloqué, tandis qu'ils descendaient les marches de la Casbah.

-Mais non! répondit Zülfür. On ouvre les portes du Palais et le peuple de Variantinople est invité à manger dans les jardins impériaux. La Sultane elle-même est présente sur son éléphant blanc. C'est l'unique occasion pour nous de la voir et pour elle de s'adresser à nous sans passer par ses hérauts... quoiqu'on dise qu'il lui arrive de quitter son palais déguisée comme une mendiante pour se mêler au peuple...

Un concert de lamentations aiguës provenant d'une maison voisine interrompit le jeune homme. Une femme échevelée en sortit, tenant entre ses bras le corps d'un enfant. Elle hurlait comme sous l'emprise de la folie, comme si elle voulait que sa voix parvienne au Soleil qu'elle prenait à témoin de l'intolérable douleur qui avait pris racine en elle. Sa famille et les voisins horrifiés essayaient vainement de la retenir.

L'enfant avait dix ans à peine, c'était un garçon aux cheveux noirs et bouclés, et aux yeux d'un brun mordoré très clair. Le coeur avait cessé de battre sous sa poitrine ensanglantée, ouverte comme celle des animaux vendus par les bouchers.

-Deux trous au côté gauche, dit sobrement Petronella, d'une voix basse à peine tremblante. C'est le Dormeur du Mal. Il a dû lui arracher le coeur pendant son sommeil.

Zülfür et Grog étaient trop absorbés par le déchirant spectacle qui s'offrait à eux en cette matinée pourtant radieuse pour avoir entendu cette réflexion de la jeune fille, mais Valor avait bien meilleure ouïe. Il planta une de ses griffes dans le séroual de la magicienne et lui demanda:

-Le Dormeur du Mal? C'est le fameux Seigneur oublié dont nous avons vu l'idole à la Grande Sophie, n'est-ce pas? Celle à qui l'on venait d'offrir du sang...

Petronella eut un sourire sans joie:

-Bonne mémoire, hein?

-Dame! Il faut bien: comment saurais-je où j'ai enterré mon dernier mulot sinon?

-Tu chasses encore, petit familier?

-Plus guère, je le reconnais, mais ça se s'oublie pas si vite. Le prédateur cruel et impitoyable tapi en moi peut se réveiller de sa torpeur à tout moment... Un peu comme pour vos princes-démons.

Petronella résista à l'envie d'envoyer valser l'impertinent félin d'un coup de botte:

-Bonne mémoire mais aucun respect pour la souffrance humaine, c'est ça?

-Je ne crois pas que la souffrance mérite le moindre respect, vu comment elle nous traite.

La réponse de Petronella se perdit dans la rumeur grandissante de la foule en colère. Tous les gens du quartier se rassemblaient autour de la famille éplorée et de toutes parts fusaient des exclamations de chagrin ou de haine. Les pires ennemis tendaient le poing ensemble contre ceux qui avaient rouvert les portes des Abysses ou joignaient leurs larmes à celles des malheureux parents de l'infortunée victime.

L'un d'entre eux s'écria soudainement:

-Au Divan! Allons montrer le corps de cet enfant à l'Impératrice! Afin qu'elle sache!

D'autres reprirent ces propos et peu à peu un "Au Palais!" de plus en plus fort fut scandé par la populace grandissante. Un flot humain emporta alors un Grog révolté, un Zülfür furieux, un Valor effrayé et une Petronella heureuse de n'avoir pas encore reçu l'Abraxas qui devait indiquer son nouveau statut de Mage Impérial acquis la veille, et se déversa des hauteurs de Variantinople vers le Palais le long des interminables et sinueuses ruelles de la Casbah.

Chaque quartier traversé grossissait encore le fleuve humain d'un affluent de gens en colère, car aucun lieu de la ville n'avait été épargné. Chaque quartier avait trouvé au matin un de ses enfants de dix ans horriblement mutilé. Ce fut une vague grondante qui se déversa sur la Place Impériale.

Comme l'avait dit Zülfür, les portes du Palais étaient grandes ouvertes, et les gardes trucs se tenaient auprès des battants, prêts à les refermer sur un geste de la Sultane. Les jardins occupaient une colline entière de la cité, et pouvaient sans difficulté accueillir toute la population.

Comme chaque année la Sultane avait fait installer à l'ombre de chaque arbre des tapis, des coussins et un plat rond débordant de semoule ou de riz, entouré de plats plus petits contenant viande et légumes. On avait même pris soin de déposer une aiguillère de bronze remplie d'une eau parfumée pour se laver les mains et des démons-servants devaient passer proposer thé ou khave aux citoyens tandis que d'autres joueraient sans doute de la cithare ou du zarb.

Le jour du Divan de la Sultane célébrait chaque année son avénement et démontrait sa richesse ainsi que son pouvoir sur les démons soumis qui avaient préparé tout cela sur ses ordres à l'intention des mortels.

Mais ce jour-là les plats furent renversés et les fleurs des jardins foulées au pied. Grog avait pris Valor sur son épaule et cherchait des yeux Zülfür et sa si jolie soeur qu'il avait perdu dans les remous bruyants de la foule. Son familier, quant à lui, regardait tout autour de lui avec toute l'intensité paniquée dont sont capables les animaux agoraphobes, sa queue se balançant de droite à gauche et son poil hérissé jusqu'à le faire doubler de volume.

La foule l'emporta ainsi jusqu'aux abords du Palais tandis que les clameurs se faisaient de plus en plus fortes et impérieuses. Les Janissaires s'étaient disposés devant les portes, sabres au clair et jaugeant les hommes de leur regard perpétuellement froid malgré son éclat rougeoyant.

La foule désarmée reflua face au mur de lames qui lui était opposé. Ayant continué sur sa lancée, Grog se retrouva soudainement seul face aux guerriers Trucs. Valor sauta à terre et se glissa derrière les jambes de son maître, son poil plus hérissé que jamais de se savoir coincé entre une foule de babouches agitées et un rang de semi-démons.

Grog eut tôt fait de reprendre ses esprits. Des monstres inhumains ou presque menaçant une population: voilà une situation connue qui appelait une riposte graduée. Il dégaina sa lourde épée et la tint devant lui à deux mains, avide d'en découdre enfin, tant il était vrai que cette étrange promiscuité entre hommes et démons commençait à peser considérablement sur ses nerfs d'aventurier intrépide.

Conscient de vivre ses derniers instants, Valor laissa échapper un feulement de protestation contre une mort si... publique et si indigne de l'image qu'il se faisait de sa destinée. Las! Une main invisible avait lâché un tout aussi invisible foulard rouge sur le sable inexistant d'une arène imaginaire et pourtant outrageusement présente, marquant ainsi le commencement du massacre. Sous le brûlant Soleil de Variantinople, Grog le Guerrier avait tout d'un gladiateur et lui, Valor, tout d'un futur civet de lapin.

Pourtant il n'en fut rien. Les portes du Palais s'ouvrirent sans un bruit, comme si leurs gonds étaient faits de chair. Et d'ailleurs... Mais Valor n'eut pas le temps d'y songer: la Sultane Variance venait de sortir de son palais, assise sur son éléphant blanc à la place du kornak.

Le vent s'engouffrait amoureusement dans ses cheveux écarlates et sa peau semblait carressée par la lumière du jour. Ses yeux clairs semblaient receler assez de force pour obliger le Soleil lui-même à détourner le regard.

Peu nombreux étaient les Autrementins qui l'avaient vue, mais tous surent à cet instant qui elle était, et la colère céda tout d'abord à la stupéfaction, puis à un atavisme servile qui transforma la foule en colère en une mer de dos courbés, comme des épis couchés par un vent trop fort. Seul Grog resta debout, animé par son ahurissement d'un héroïsme involontaire.

Car il était plus encore qu'ahuri, il était ébloui: la beauté de la Sultane l'avait figé sur place, son arme à la main, dont la longue lame fièrement dressée brillait dans le Soleil. Valor avait beau murmurer à son maître d'impérieuses recommandations, le Guerrier ne bougeait pas. Se disant que la verge de celui-ci avait dû mobiliser tout le sang qui normalement irriguait la cervelle, le familier sauta à terre et se prosterna à sa façon, ce qui, de par sa nature quadrupède, lui donnait plutôt l'apparence d'un chat paisiblement couché.

Grog imita malgré lui la foule après qu'un violent coup du plat de la hallebarde de l'un des Trucs l'eut projeté à terre et assommé à moitié. Le silence enfin revenu, Variance parla à son peuple.

Elle n'éleva pas la voix mais chacun l'entendit comme si elle murmurait à son oreille, car ses paroles résonnaient dans les dimensions invisibles que cachaient le voile des réalités mortelles. Chaque Autrementin se rappela à cet instant que Variance n'était pas une simple femme, qu'elle était autre, et que cette divine différence la rendait infaillible et que nul dans l'Empire et au-delà n'avait le droit de la questionner.

Mais elle était miséricordieuse. Elle pleurait les morts des innocents et les vengerait. Les abjects sectataires qui avaient éveillé le Dormeur du Mal seraient châtiés comme ils le méritaient. Bientôt l'on verrait leurs corps empalés sur les blanches murailles de la cité, et la tête de Chtunaz lui-même serait offerte au feu propriatoire.

Enfin elle demanda que ceux qui souhaitaient lui apporter le concours de leurs forces - si modestes fussent-elles - dans l'accomplissement de cette glorieuse tâche, se fissent connaître dès ce jour.

"Eeeet merde!" songea Valor en passant sa patte sur ses yeux.

Trois paires d'yeux observaient la scène de la coursive qui faisait le tour de la coupole de la Grande Sophie. Roxane se tenait là, assise sur la rambarde dans sa rongue robe noire, ses jambes suspendues au-dessus du vide. La tête de Thanos était posée sur ses genoux et Constantin, debout près d'elle, ne pouvait s'empêcher de regarder le démon avec envie.

Ils entendaient la voix de la Sultane mais elle n'avait pas d'effet sur eux. Le démon parce qu'il était en était un, et les deux mages parce qu'ils en avaient chacun un en eux. À mesure que Constantin l'écoutait il le comparait à une feuille couverte de l'écriture nerveuse et agitée de la prêtresse. Le texte qu'on pouvait lire entre les ratures y était rédigé en langue démoniaque, mais son sens était le même à peu de choses près que celui du discours de Variance.

Il n'attendit même pas la fin pour replier la feuille et la rendre à Roxane qui la replaça dans son corsage.

-Alors c'est vrai: tout était prévu.

Roxane acquiesça de la tête.

-C'est donc ça un attracteur étrange?

-Et un beau! répondit la prêtresse avec une nuance d'amiration professionnelle dans la voix. Il est complexe et possède plusieurs figures. On pourrait le prendre pour une suite d'événements parfaitement décorrelés... mais c'est un vrai attracteur étrange, sans le moindre doute. La Sultane va mobiliser son peuple, et la chasse aux adorateurs du Dormeur va pouvoir commencer.

-J'ai du mal à croire que ce soit moi qui aie commencé toute ça... dit la tête de Thanos, songeuse.

-Rassure-toi, tu n'y es pour rien, répliqua Roxane, tu n'as été que l'instrument de Cthunaz, comme Cthunaz est celui de la Sublime Porte. Ton rôle est achevé. Les scènes suivantes appartiennent à ces mystérieux adorateurs du Dormeur.

-Au fait... Pourquoi ne s'en prennent-ils qu'aux enfants? demanda Constantin.

-Parce qu'ils veulent créer plus qu'un simple démon incarné, ils veulent créer un enfant-démon, un nouveau Messie des Ténèbres, à l'ancienne! C'est indémodable.

-Mais ils échoueront?

-Oh oui, à moins que...

Elle se tourna vers lui et le regarda dans les yeux, avec une sorte de demi-sourire étrangement complice. Ce regard créa chez le novice une sensation de chaleur qu'il savait trompeuse.

-À moins que quoi? demanda-t-il d'un ton qu'il voulut désinvolte.

-Que ton père change la donne, puisque sa petite sorcière est présente à chaque scène du drame en cours.

-Zorn?! s'étonna Constantin. Qu'est-ce qu'elle a à voir là-dedans?

Roxane haussa les épaules:

-Aucune idée. Mais sa présence n'est certainement pas le fait du hasard.

-Mais... Mais mon père n'espère tout de même pas intervenir dans une conspiration d'une telle ampleur? Que peut-il changer?

Roxane le regarda avec un sourire empreint d'une bienveillance ignoblement maternelle:

-À terme, tout. Si du moins il agit au bon moment. Et c'est sans doute là qu'intervient la petite Zorn, celle qui a ce don merveilleux de passer toujours inaperçue, malgré son chapeau si ostentatoire. Inaperçue ou presque... sauf aux yeux de ceux qui savent regarder.

Constantin s'assis et se laissa aller sur le toit brûlant de la Coupole. Les feuilles d'or chauffées par le Soleil lui brûlaient délicieusement le dos. Il laissa son démon-reflet prendre possession de ses yeux pour être capable de fixer l'impitoyable astre du jour et d'en détailler les excroissances.

-Et je fais quoi, maintenant? demanda-t-il à sa voisine. Je dénonce les manoeuvres de mon père à l'Impératrice? Je vais voir mon père pour mettre les pieds dans le plat? J'en parle à Petronella? J'essaie de tirer mon épingle du jeu en solo en perturbant à ma manière l'inéluctable? J'attends que ça se passe?

Roxane eut un sourire et commença à natter les cheveux de la tête de Thanos par désoeuvrement.

-Tu ne réponds pas? insista Constantin. Que ferais-tu à ma place?

-Je ne suis pas à ta place, mon joli. J'ai déjà bien du mal à être à ma place, crois-moi. Tu es adulte. Fais tes propres choix, tes propres erreurs au lieu de me demander celles que je commettrais à ta place.

-Adulte, répéta Constantin, avec une pointe de sarcasme arrosée d'une pincée d'angoisse dans la voix. Je suis sur le point de devenir Mage Impérial, mais je ne sais toujours pas comment naviguer dans cette vie absurde. Je serai bientôt l'un des sages de cette nation et je suis toujours aussi paumé. Je ne suis qu'un enfant vieilli, je n'ai pas... grandi.

Roxane éclata d'un fou rire qui surprit tant Constantin qu'il se redressa brusquement et faillit perdre l'équilibre. La jeune femme était littéralement pliée en deux et sa tête était tout près de celle de Thanos. Sur son dos secoué de rires la sueur avait collé des mèches de sa chevelure rebelle à son chignon. Constantin réprima un désir de poser ses lèvres sur sa nuque et la prit violemment par les épaules:

-Qu'est-ce que ça veut dire!? Qu'ai-je dit de si désopilant?

Il força Roxane à se relever et la tête de Thanos roula des genoux de celle-ci pour glisser sur la coursive et tomber au pied de la Grande Sophie dans un long et peu à peu inaudible hurlement de protestation. Un bruit sec confirma qu'il s'était écrasé sur le parvis du temple, mais il en fallait plus pour venir à bout d'un démon.

-Oh ben non alors... dit Roxane, d'autant plus hilare, entre deux hoquets.

Mais Constantin la tenait de plus en plus fort. Il la força à le regarder, animé d'une colère et d'une excitation grandissantes. Le visage de la jeune femme était tout près du sien et elle continuait de rire de ses lèvres si rondes. Il ne savait s'il avait envie de les mordre ou de les écraser des siennes. Il la tenait par les bras et sentait sa peau frémir sous ses doigts. Sa poitrine touchait la sienne et l'odeur qui venait de ses cheveux l'enivrait plus que jamais. Le désir se muait peu à peu en lui en une haine féroce qui lui donnait envie de la briser, de la blesser, de la manger... de venir à bout de ce corps dans l'espoir d'atteindre cet esprit qui lui échapperait toujours.

-Lâche-moi, dit Roxane sans cesser de rire.

Comme il resserrait au contraire sa prise, elle ouvrit une bouche soudainement inhumaine, armée de quatre monstrueuses canines et de longues griffes apparurent à la place de ses mains fines.

-Lâche-moi, dit-elle à nouveau dans un feulement qui suscita chez Constantin une peur tout droit venue de ces ancêtres qui craignaient l'ours et le tigre comme la mort incarnée.

Il la lâcha finalement. Roxane reprit son apparence humaine, mais elle ne riait plus. Le brasier que la métamorphose avait allumé dans ses yeux s'éteignit et elle lui dit doucement:

-J'ai ri parce que c'est ça, être adulte: un enfant qui a vieilli. On n'est adulte que parce que les autres en décident ainsi, Constantin. Mais on n'en sait pas plus pour autant.

Constantin la regardait sans comprendre. Elle continua, tandis qu'elle lisait dans ses pensées et répondait aux questions qu'il ne formulait pas:

-Je sais... Enfant, tu croyais que les adultes avaient un secret qui les rendait capables de décider. Mais aucune métamorphose n'accompagnera le fil des années. Aucun mystère ne te sera révélé. Être adulte ne signifie pas avoir les réponses, mais pour beaucoup il revient à ne plus se poser les questions.

Elle caressa les boucles noires de ses cheveux et conclut:

-Le véritable secret de l'âge adulte est qu'il n'y a pas d'âge adulte. Il n'y a que le Temps.