Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre septième : De l'imparfait du subjectif


Par Nikos Leterrier


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Tracé sur le sol de pierre blanche avec du sang humain, le cercle semblait s'étrécir et s'élargir comme s'il était vivant, comme l'oeil palpitant d'un visage borgne perdu au fond de l'abîme. Cinq chandelles de cire noire avaient été allumées en l'honneur de Tiamat et de ses quatre enfants. Tenant un calice d'or fin entre ses mains, Petronella psalmodiait une ancienne contine dans la langue ténébreuse. Son chant était lent et sonnait étrangement à l'oreille, comme s'il procédait d'une harmonie venue de loin.

Son visage était recouvert d'une substance noirâtre et visqueuse qui coulait lentement sur son cou et ses bras nus. Le calice contenait une innommable substance tirée des entrailles d'animaux fabuleux dont l'odeur entêtante emplissait la crypte où elle se trouvait. Lorsque le chant cessa les flammes des bougies s'agrandirent en s'étirant volputueusement. Elles ondoyèrent un long moment comme des serpents de feu pris dans une danse turbulente. C'est alors qu'une silhouette apparut à leur lumière vacillante

Ce ne fut d'abord qu'une ébauche, une vision indistincte qui se dessina dans l'air vicié de ce sous-sol obscur en lignes écarlates. Puis peu à peu un corps osseux et glabre apparut, deux fois plus grand que celui d'un homme, recouvert d'une peau écailleuse d'un noir chaud et luisant. Il se scindait à l'endroit du cou en cinq extensions serpentines qui se finissaient chacune par une tête différente. Ces têtes étaient d'apparence humaine, pâles et chauves, aux yeux brillants comme du fer en fusion. Elles se déplaçaient chacune sur leur cou démesuré, permettant au monstre d'observer tout autour de lui le lieu où l'on venait de l'invoquer.

Une fois qu'il se fut entièrement matérialisé au centre du cercle tracé à son intention. Petronella jeta sur le démon le contenu du calice qu'elle tenait tout en prononçant un sortilège aussi vite qu'elle le pouvait. Il fallait faire vite, mais articuler correctement chaque mot, sans quoi tout était perdu.

Furieux, le démon franchit le cercle et tendit ses mains griffues vers la gorge fragile de la jeune fille. Maîtrisant à grand'peine une envie de hurler, Petronella se concentra pour ne point s'interrompre son incantation. À l'instant où il allait l'égorger elle eut le temps d'en prononcer le dernier mot. Le démon s'immobilisa brusquement, parut hésiter, puis obéit à la voix qui parlait dans ce qui lui tenait lieu d'esprit: il recula hors de portée de sa nouvelle maîtresse et s'immobilisa au centre du cercle où il était apparu.

-Très bien Mademoiselle, dit une voix rauque qui résonna tout autour d'eux dans l'obscurité.

Un vieil homme à barbe blanche vêtu de blanc apparut dans le cercle de lumière dessiné par les chandelles et posa une main paternelle sur l'épaule de la jeune fille qui tremblait comme une feuille. Maître Convergence-Dominée, Vicomte de la Croix du Sud, avait une détestable réputation au sein de la Basse-Académie, aussi Petronella fit un pas de côté pour se dégager de ce contact qui la répugnait plus encore que la proximité de l'abomination qu'elle venait d'arracher aux Abysses.

Le vieux mage s'emparait de n'importe quel prétexte pour toucher ses étudiantes, surtout lorsqu'elles étaient jolies. On disait de lui qu'il était en lui-même une épreuve particulièrement ardue pour les apprenties, une créature infecte dont même les Abysses n'avaient pas voulu. Petronella en revanche ne voyait en lui que le glorieux aboutissement d'une consanguinité savamment entrentenue par les familles patriciennes et la preuve vivante que l'humanité peut se montrer parfois plus repoussante encore que les créatures infernales.

Mais Théorème de Convergence-Dominée, en dépit de son apparence hideuse et de son détestable caractère, se montrait étrangement juste dans sa manière de noter ses élèves. À celles qui comme Petronella s'entêtaient à repousser ses avances il imposait des épreuves particulièrement dures, mais savait rester beau joueur lorsqu'elles y parvenaient.

Or il n'y avait rien à redire à la prestation de la jeune fille. Elle était parvenue à placer lien de soumission définitive sur Zakat Mysla en personne, et son sceau de mage brillait sur le front du démon d'une lumière que seuls ceux qui étaient doués du Regard Oblique pouvaient percevoir.

Avec un sourire narquois, Maître Convergence-Dominée rassembla alluma une longue pipe d'ivoire et demanda à son élève dont la respiration redevenait peu à peu normale:

-Vous n'êtes plus très loin du diplôme, si je ne m'abuse? Quelles épreuves vous attendent encore?

-Seulement la Théosophie Projective... tout à l'heure avec Maître Corneraide... répondit Petronella d'une voix encore blanche.

Le mage fit une grimace qui évoquait une constipation soudaine et hocha la tête:

-Ts, ts, ts... Mauvais, ça. Trèèèès mauvais. Ce vieux Hubert-Valentin est une terreur. Vous auriez dû demander à passer cette matière avec moi. Il serait vraiment dommage qu'une étudiante de votre talent échoue si près du but...

Il feignit de se rappeler quelque chose et se frappa le front avec toute la finesse d'expression d'un comédien des rues:

-Pardi j'oubliais! Cela ne devrait poser aucun problème, puisque vous êtes en si... proche relation avec son fils Constantin.

Écoeurée, Petronella rassembla ses grimoires et ses outils sans répondre, tandis que le mage s'éloignait vers la sortie en ajoutant:

-Vous laisserez l'endroit impeccable, n'est-ce pas? Et vous penserez à libérer ce vieux Zakat Mysla ainsi qu'à le bannir. Inutile d'ajouter à la confusion actuelle en lâchant des horreurs de ce genre dans la population. La Sultane a déjà recommandé à la Basse-Académie de redoubler de vigilance à ce sujet. L'irruption dans la cité d'une horde démoniaque pourrait hélas accréditer ces regrettables rumeurs prétendant que nous sommes à l'orée de nouveaux Jours de Ténèbres.

Petronella ne répondant toujours pas, il poussa le verrou de la porte et reprit d'une voix fielleuse avant de sortir:

-Bonne chance pour votre ultime épreuve. Surtout ne laissez pas dire que vous obtîntes votre Bâton de Mage parce que vous étiez fiancée du fils de votre dernier examinateur. Il faudrait vraiment être ignoble pour colporter ce genre de rumeur sur une personne de votre talent.

Ce ne fut que lorsqu'il eut fermé la porte et que ses pas se furent éloignés que Petronella se laissa aller à donner un grand coup de pied dans le calice dont elle s'était servie et à incanter une sinistre malédiction assortie d'un geste obscène à l'intention de Maître Convergence-Dominée. Heureusement pour celui-ci les nombreux jurons dont elle avait émaillé son incantation rendirent le sortilège aussi inoffensif que les imprécations des marchands du Souk à l'intention des passants qui restaient indifférents à leur étal.

Une fois calmée, elle s'essuya le visage et alla ramasser le calice. C'était un cadeau de Constantin. Heureusement la facture en était bonne et il ne conserverait aucune séquelle de son voyage dans l'espace. Elle allait renvoyer Zakat Mysla quand elle lui demanda:

-Sais-tu ce qui se prépare ici? La Sultane, la Basse-Académie, les prêtres de la Grande Sophie... Tous attribuent l'apparition de cette fameuse spirale dans le ciel à l'éveil d'un Seigneur des Abysses oublié. Ça n'a duré que quelques instants mais l'angoisse n'en est que plus vivace chaque jour, comme si tout le monde attendait le pire avec une sorte d'impatience terrorisée. Qu'est-ce que ça signifie?

Le démon eut un étrange sourire avant de lui répondre.

Quelques instants plus tard Petronella remontait, songeuse, les escaliers en colimaçon qui menaient aux étages supérieurs de son École. Elle rejoignit la cour centrale d'où l'on pouvait voir de nombreuses lumières venant des galeries ouvertes par lesquelles on accédait aux salles d'étude.

Il faisait nuit, mais on travaillait tard à l'École Polygnostique. C'était un bâtiment très ancien, érigé par les rois d'antan, et dont les murs avaient vu - au sens propre comme au figuré dans un lieu pareil - se succéder des générations d'étudiants convoitant tous le titre envié de Mage Impérial.

Elle jeta un oeil à l'immense horloge astronomique qui trônait sur la tour de l'Observatoire: elle devrait bientôt affronter son futur Beau-Père. Le vieux Convergence-Dominée était sans doute un porc mais il avait raison: Hubert-Valentin de la Corneraide, Marquis de la Grande Ourse, était connu pour être un examinateur impitoyable.

Tomber sur lui en fin d'études relevait de la malédiction. Elle songea qu'elle devait peut-être ce malencontreux hasard à celui de ses Maîtres qu'elle avait dû gifler une fois pour le maintenir à distance mais chassa aussitôt cette pensée, car elle avait besoin d'un esprit calme pour affronter les questions d'un autre Maître, incorruptible en revanche et d'autant plus redoutable d'après quelques-unes de ses amies moins courageuses qu'elle.

Dans une heure à peine elle serait enfin Mage Impérial, détentrice de l'Abraxas, le long Bâton d'or qui symbolisait cette prestigieuse fonction, ou l'un de ces innombrables recalés qui constituaient près des trois quarts des étudiants chaque année. Et la bonne nouvelle était qu'on pouvait compter sur les doigts de la main les étudiants que Maître Corneraide avaient jugés suffisamment médiocres pour être dignes de la moyenne.

Tout en traversant la cour pour aller à l'Observatoire, où son épreuve avait lieu, elle regarda son anneau de fiançailles et hésita à l'enlever. Le porter risquait d'agacer le vieux Marquis, qui verrait sans doute ça comme une manière de l'encourager au népotisme. L'enlever risquait de l'agacer encore plus, car il pourrait l'interpréter comme une forme de tromperie. Un stratagème grossier, certes, mais Maître Corneraide était connu pour n'accorder jamais le bénéfice du doute à l'intelligence des étudiants.

Que faire? Elle décida finalement de le garder sur elle. Rien ne s'y opposait: les propriétés magiques de l'anneau n'avaient aucune importance en l'occurrence puisque la Théosophie Projective était un simple examen oral. C'était d'ailleurs ce qui l'angoissait au plus haut point. Au moins avec les autres épreuves l'issue était claire: le démon était invoqué ou pas, les dimensions tordues ou non, la cible hantée d'abominables cauchemars ou non, la malédiction se réalisait ou non... Mais dans la Théosophie Projective il n'y avait jamais moyen de savoir si on était dans le vrai. Elle retirait d'ailleurs de ce constat une telle frustration qu'elle ne manquait jamais en temps normal de mettre ce sentiment à profit pour renforcer son pouvoir magique.

De ce point de vue, la peur qui lui nouait le ventre en gravissant un à un les degrés qui la séparaient de la Salle Polyvalente tant redoutée eût également pu la renforcer considérablement. C'était la meilleure chose à faire.

Les Mages démonistes étaient connus pour se placer de leur propre chef dans des situations douloureuses, humiliantes, absurdes voire trop souvent périlleuses, afin d'accumuler un surcroît de puissance magique propre à leur permettre de réaliser des sortilèges de plus en plus grandioses. Plus le péril ou la souffrance étaient grands, plus la récompense s'en ressentait.

Mais la jeune Petronella préféra se concentrer sur ce qu'elle avait appris pour l'apaiser plutôt que de céder à la tentation de l'accroître encore pour entirer d'autant plus de ce que les Mages appelaient la Transcendance, cette mystérieuse force qui leur permettait de plier à leur volonté les lois du monde physique. Elle resta sourde aux appels de son démon-reflet qui s'agitait en elle, désespérant de se nourrir de cette anxiété goûtue, car les démons se repaissent avec délectation des souffrances humaines.

Le Sphinx - selon le surnom que ses questions insollubles lui avaient donné - l'attendait sur l'estrade de bois verni de la Salle Polyvalente, près du gigantesque télescope qui était sans doute pointé sur le point du ciel où était apparue la Spirale deux jours plus tôt.

Vêtu de son éternelle robe noire à capuche, on ne voyait de lui que ses lèvres sèches et pâles, fines comme si elles étaient nées sous le pinceau d'un artiste paresseux. Ses mains étaient gantées et les pointes relevées de ses bottes à la mode des nomades apparaissaient à peine sous l'ourlet de sa tunique. Doyen des Maîtres de l'École Polygnostique, Hubert-Valentin de la Corneraide avait une peau si marquée des stigmates de la magie qu'on ne savait plus les distinguer de ceux de l'âge.

-Entrez donc, Mademoiselle... euh...

-Petronella Fakir, dit amèrement la jeune fille, convaincue que son futur beau-père connaissait parfaitement son nom si honteusement prolétaire.

-Bien sûr, bien sûr... Prenez place Mademoiselle...

Il feignit encore d'avoir oublié, et elle répéta son nom d'un ton qui cachait mal son agacement tout en s'asseyant à l'un des pupitres qui faisait face à l'estrade. Hormis eux deux, la Salle Polyvalente était vide et les voix résonnaient admirablement bien sous la voûte de verre et d'or percée par le gigantesque objectif du télescope. S'entendre dire des bêtises était une chose, les entendre amplifiées par plusieurs mètres d'air au-dessus de soi en était une toute autre.

-Il va sans dire, Mademoiselle... Fakir, que vous n'avez nulle complaisance à attendre de moi, dit le mage d'un ton à peine plus froid que d'habitude.

Ça irait encore mieux sans le dire du tout, ne put s'empêcher de penser la jeune fille.

-Bien que le mauvais sort m'adjoigne en votre personne une future bru, je ne vous réserverai aucun traitement de faveur particulier.

Si seulement c'était vrai, songea Petronella, bien qu'elle sût que le Maître pouvait lire dans ses pensées. Elle regretta à part soi qu'il ne mît point cette faculté à profit pour évaluer directement son savoir, sans passer par cet horrible face-à-face.

-Ma première question est finalement très simple... quoiqu'elle semble plonger les candidats dans un indescriptible embarras, commença Maître Corneraide. Nous allons voir ce qu'il en est pour vous: qu'est-ce que la Théosophie Projective?

Oh le venimeux scolopendre, il a osé! se dit Petronella. Elle avait décidément eu raison de ne pas sous-estimer la perversité du vieux barbon. Remerciant l'intuition qui l'avait incitée à se poser cette question un peu avant le coucher du Soleil et conduite à effectuer un bachotage hâtif à ce sujet, elle répondit avec dans la voix une aisance convaincante quoique factice qui la surprit elle-même:

-La Théosophie Projective est une discipline de la Cosmogonie qui s'attache à comprendre comment les croyances, les peurs et les espoirs des mortels se manifestent sous une forme tangible. Elle s'appuie sur l'axiome selon lequel toute réalité magique procède d'une matérialisation de l'imaginaire. Parvenir à une meilleure compréhension des mécanismes mentaux fondant la métaphysique relève de la Théosophie en elle-même. Maîtriser les concepts gouvernant leur matérialisation - mais sans faire appel à la magie - relève justement de la Théosophie Projective, ainsi nommée car elle étudie la projection des espaces imaginaires sur l'hyperplan réel.

Elle se tut et reprit sa respiration. Un vague sourire apparut sur les lèvres desséchées du Maître.

-Rien d'autre Mademoiselle?

Petronella hocha la tête négativement. Se perdre dans un développement logorrhique était une erreur de débutant.

-Vous êtes sûre? reprit le Mage, d'un ton melliflu.

Tu ne m'auras pas à ce petit jeu, le Sphinx, se dit l'étudiante, priant intérieurement Eaux la Reine des Succubes qu'il lût à cet instant dans ses pensées. Voyant que la jeune fille acquiesçait en silence, le Marquis de la Grande Ourse reprit:

-C'est bien, Mademoiselle Fakir. Je vois qu'on peut toujours vous faire confiance pour vous hisser au-dessus du lot. Et croyez bien que je ne dis point cela parce que vous êtes censée devenir prochainement... Enfin! Passons à la suite... Parlons maintenant de la nature humaine. Selon l'axiome que vous venez de citer, elle définit donc l'imaginaire dans son ensemble, et par conséquent la métaphysique. Les Chamanes croient que l'apprentissage n'est que la remémoration de ce qu'on sait déjà, et qu'une personne véritablement douée n'a nul besoin d'enseignement. Cette idée suscite le mépris des Mages, mais ne vous semble-t-elle pas découler de cet axiome?

-Uniquement si on prend en compte un postulat supplémentaire, que vous avez implicitement admis.

Le Sphinx eut un nouveau sourire. Il savait que la jeune fille avait répondu plus par intuition que par raisonnement. Elle était décidément rusée, mais il allait la pousser dans ses retranchements:

-Et lequel, je vous prie?

-L'existence même d'une nature humaine.

Le maître fronça les sourcils et son visage prit une expression d'intense perplexité:

-Vous voulez dire que cela ne vous semble pas acquis?

-Pas plus que le cinquième postulat d'Euclide, Maître, répondit Petronella tandis que sa cervelle tournait à plein régime pour construire le raisonnement juste avant de le formuler (ce qui est préférable au fonctionnement inverse). La Théosophie affirme que l'imaginaire des mortels est la source des phénomènes métaphysiques, mais ceux-ci sont manifestement... euh...

Elle eut une hésitation. Le mot lui restait sur le bout de la langue. Elle dut se rabattre sur un synonyme:

-Contradictoires! Ce qui implique nécessairement que l'imaginaire humain est également... dialectique!

Venant de retrouver le mot qu'elle avait cherché, elle reprit avec un enthousiasme fiévreux:

-Ainsi la nature humaine n'est pas un état, c'est un champ de bataille où s'affrontent des forces dialectiquement opposées, sans cesse redéfini. Parler de nature humaine revient à chercher une constante là ou la seule constante est justement la dialectique. Ainsi les Chamanes ont tort, car l'apprentissage étend le champ de l'imaginaire dans la dialectique entre intuition et déduction...

Petronella s'arrêta brusquement. Elle risquait de se fourvoyer si elle continuait.

-L'idée même de nature humaine serait donc un piège pour l'esprit? Intéressant, Mademoiselle Fakir... Je vois que le temps passé avec mon fils vous profite également sur le plan... intellectuel.

Petronella refoula une forte envie d'abattre son poing gracile sur le long nez du Marquis où d'invoquer contre lui le nom d'un démon vengeur. Elle refoula ensuite une seconde pulsion la pressant de répondre: "C'est moi qui explique tout à ta grande asperge de rejeton dont je me demande bien pourquoi je suis amoureuse!". Constantin était de plus en plus distrait ces derniers temps, il fallait tout revoir avec lui! Sans compter que depuis le début de son stage d'aspirant à la Grande Sophie, il séchait les cours comme une brise de printemps! Mais elle ne répondrait pas aux provocations du Sphinx. Non, non, non.

-Vous rêvez, Mademoiselle? demanda le Maitre. Ai-je toute votre attention?

Là non plus elle ne répondit rien et se contenta de le fixer là où devaient se trouver ses yeux. Sans détourner le regard il demanda:

-Revenons à des questions plus simples, si vous le voulez bien...

"À d'autres", se dit la jeune fille.

-Qui sont Tiamat, Ereshkigal, Bêlit-Séri, Nergal et Namtarou?

"Décidément il veut ma peau, ce pontife consanguin de fin de race..." pensa Petronella le plus haut qu'elle pût. Les noms des cinq principes démoniaques dont procédaient tous les locataires des Abysses: la Mère, la Reine-Esclave, le Scribe, le Tueur et le Vagabond. Même les gamins illettrés les connaissaient. Qu'il y eût un piège n'était même plus la question, mais où était-il?

Le Sphinx la regardait toujours avec cet odieux sourire en coin, ce sourire qu'elle s'était jurée d'effacer. Et si le piège était justement que cette question n'en fût point un? Il aurait ensuite beau jeu à la tourner en ridicule pour avoir échoué à une question aussi élémentaire. Il fallait répondre le plus simplement du monde que...

-Je vous demande pardon? dit le Marquis. Je n'ai pas bien entendu votre réponse?

Petronella venait de s'interrompre brusquement. Elle avait failli s'y laisser prendre: il attendait certainement d'elle qu'elle raisonnât au deuxième degré comme elle venait de le faire. Mais il fallait grimper au troisième degré, ou plutôt revenir au premier: il y avait bien un piège, un vrai. Que sont Tiamat, Ereshkigal... Non, l'énoncé de la question était "QUI sont-ils?". C'était dans cette simple nuance que se situait le piège. Les principes abyssaux n'étaient pas des entités conscientes, alors pourquoi avoir formulé la question ainsi?

-Nergal est le bourreau des Enfers et l'époux d'Ereshkigal, et Ereshkigal est la fille de Tiamat, la Créatrice, elle est Reine des Enfers, mais aussi condamnée à y rester, et elle y accueille la déesse Inanna qui recherche son époux, le berger Dimizu, et qui doit se déshabiller pour franchir les sept portes des Enfers, ce qui est l'origine de la danse à sept voiles et...

Petronella se rendit soudain compte qu'elle pensait tout haut. L'idée qui venait de la frapper comme une évidence prenait forme toute seule, avec la complicité de sa bouche trop bavarde. Elle se reprit calmement:

-Ce sont cinq divinités infernales de l'ancienne Babylone.

-Babylone, vous dites... Ba-by-lone? Vous êtes certaine que cette ville existe?

Hubert-Valentin de la Corneraide feignait à la perfection la surprise et la perplexité que pouvait ressentir un Maître face à un élève se perdant dans un incompréhensible galimatias pour masquer ses lacunes par l'invention de connaissances aussi nouvelles qu'ineptes. Mais Petronella ne se laissa pas intimider:

-Plus maintenant. C'était une ville de Prime Terre. Et la réminiscence de ces divinités dans l'esprit des mortels les a conduits à baptiser abusivement les cinq principes abyssaux de leurs noms.

Le Sphinx fit la moue, et Petronella ne put retenir un sourire furtif. Elle avait gagné.

-Une dernière question, si vous n'y voyez pas d'inconvénient...

"Une quatrième question?" s'écria intérieurement l'étudiante. "Mais il n'a pas le droit! La tradition veut qu'on pose trois questions, et pas plus!". La tradition peut-être... mais sans doute pas le règlement. Petronella serra les dents, bouillant intérieurement de rage.

-Vous avez entendu parler des Christians, je suppose? Que signifie selon vous leur précepte: "Aime ton prochain"?

Cette fois Petronella fut véritablement désarçonnée. Quel rapport cette secte d'amuseurs publics pouvait-il avoir avec la Théosophie Projective? Elle fouilla dans sa mémoire le souvenir lointain d'une discussion avec des Harmoniens qui étaient justement Christians et répondit:

-Cela signifie que les hommes doivent apprendre à vivre en paix ensemble, reconnaître le droit de chacun à vivre dignement en s'élevant au-dessus de l'esprit de clan...

-Vraiment?

Le Sphinx semblait déçu, mais cette fois sans arrière-pensée, comme s'il avait véritablement espéré d'elle une meilleure réponse. Il reprit tandis qu'elle se creusait les méninges pour retrouver ce que ce fichu berger lui avait raconté pour la convertir:

-Ne vous semble-t-il pas qu'au contraire il renforce ce que vous appelez l'esprit de clan?

Petronella en resta bouche bée.

-Cela peut semble paradoxal, continua le Marquis, mais en fait c'est évident si on prend en compte le caractère imparfait du subjectif.

"D'accord, tu as gagné" se dit Petronella. "Là je suis larguée." Elle se contenta de poser sur son Maître un regard à la fois ahuri et muet. Après un moment Hubert-Valentin de la Corneraide prit le ton docte qu'il utilisait en cours:

-Le problème du "aime ton prochain" est qu'il affirme la primauté de l'affect, du subjectif, dans la gestion des rapports sociaux. Or il est impossible de forcer ses propres sentiments. On ne peut pas demander l'amour. Il existe ou non. En revanche on peut demander le respect. Si ce précepte visait véritablement à combattre l'esprit de clan, il devrait s'énoncer: "respecte ton prochain", ou plutôt: "respecte ton lointain". Parler d'amour c'est finalement affirmer implicitement que le respect mutuel doit naître d'un rapport affectif, et en un sens c'est justifier le fait que le respect soit absent lorsque l'affection l'est. Donc c'est en fin de compte aller dans le sens de l'esprit de clan.

-À cause du caractère imparfait du subjectif... conclut Petronella. Je comprends mieux. C'est aussi ce qui discrédite la validité de cette épreuve, si je ne m'abuse?

Le sourire du Sphinx disparut aussitôt. Il se leva d'une manière fort raide et prit à grands pas la direction de la sortie sous le reagrd goguenard de la jeune fille. Qu'avait-elle à perdre à se montrer impertinente? Elle avait échoué. Juste avant de sortir, Maître Hubert-Valentin de la Corneraide se retourna vers elle:

-Félicitations Mademoiselle Fakir, vous êtes désormais Mage Impérial.

Puis il sortit en claquant la porte derrière lui, laissant Petronella à nouveau ahurie.

D'un pas dans les dimensions non-euclidiennes il rejoignit son bureau pour y trouver Zorn qui l'attendait patiemment, assise dans son fauteuil et grignotant des calamars séchés. Elle était tête nue pour une fois et le mage se surprit à chercher des yeux le chapeau de la sorcière. Il le vit qui se déplaçait tout seul sur le tapis.

-T'as vu ça Hubo-Valo? Mon chapeau est magique maintenant: il bouge! Il va même bientôt parler!

-Un chapeau qui parle?! répondit le Marquis d'un ton outré. Par le pattes de Pollux - qu'elles soient toujours palmées! - a-t-on idée d'inventer semblable ineptie, vraiment!?

Il alla au chapeau et le souleva, laissant apparaître un scarabée géant, d'un joli vert d'émeraude, qui prit son envol aussitôt et fila par la fenêtre grande ouverte sur le ciel nocture.

-Je t'ai déjà défendu de faire des misères à ce pauvre Khepra! dit le Mage à la petite fille d'un ton de plus en plus courroucé en lui jetant au visage son chapeau qui n'avait décidément rien de magique.

-Il est trop vieux ton fam', patron, répondit Zorn, la bouche pleine, tout en le ramassant. Il ne sait même plus compter. Franchement ça la fout mal, non?

-Ce familier était celui de mes ancêtres, petite effrontée! répliqua le Marquis tout en extrayant la Sorcière de son fauteuil par la peau du cou pour s'y installer lui-même. Les Corneraide se le transmettent de génération en génération depuis Alexandre l'Immigrant! Il est immortel!

-Il ne peut peut-être pas mourir, patron, mais manifestement il peut vieillir. Franchement...

-Les gamines d'aujourd'hui n'ont décidément aucun respect pour les traditions! pesta le Mage en se défaisant de ses bottes et de sa lourde robe. Je sors d'en prendre avec ma future bru, qui a l'audace de se présenter à moi avec son anneau de fiançailles... mais je vois que tu tiens à ce que ma mesure soit comble!

-Au fait, comment s'est passé son exam'? Tu l'as recalée comme les autres?

-Non, non... C'est une excellente étudiante.

-Alors c'est pour ça que tu es si ronchon, patron! dit Zorn en riant. Elle a dû assurer la petiote pour t'ôter tout prétexte de la renvoyer à ses chères études! Respect double trempe! Comme dit le proverbe, malheureux en amour...

Prenant conscience qu'elle s'aventurait sur un terrain particulièrement glissant en présence du Marquis, Zorn s'interrompit pour reprendre aussitôt:

-Au fait, patron! J'ai des nouvelles qui vont te remonter l'horlogerie! Le Dormeur du Mal a bien pris ses quartiers chez les Zéro, comme prévu, et la Belle Hélène a déjà commencé à remettre sur pied le culte de l'Infinité Négative. Les premiers meurtres ont eu lieu cette nuit-même!

Le mage se détendit brusquement en entendant cela, mais garda prudemment les sourcils froncés:

-Déjà? Et Variance?

-Elle a convoqué le Divan du Peuple aujourd'hui même pour faire face à la nouvelle menace. M'est avis que les jours du nouveau culte sont comptés avant même qu'il ait commencé à exister.

-Admirable! ricana le mage. La Sultane ne se préoccupe guère de soigner les apparences.

-Trop d'assurance chez un monarque est le premier signe de sa chute prochaine, dit sentencieusement Zorn en s'asseyant sur le bureau pour faire face à son patron.

-Qu'est-ce que c'est que ça? demanda le Marquis d'un ton agacé. C'est nouveau, ça vient de sortir?

-Oh, non, patron! C'est toi qui as dit ça avant-hier.

Toujours ce sourire désarmant, avec des morceaux de calamar séché en plus.

-Pour une fois que tu écoutes ce que je dis... Mais baste! Où sont mes calculs?

-Je dois être assise dessus, patron, répondit Zorn juste avant de se téléporter sur un pouf en peau d'ours.

Hubert-Valentin de la Corneraide s'empara une épaisse liasse couverte de signes incompréhensibles même aux yeux d'un autre mage que lui, car il n'est d'hermétisme plus difficile à percer que celui d'une écriture illisible. Il les feuilleta un long moment avant de dire:

-J'avais prévu que la Sultane réagirait plus tard... À quelle heure est prévu la convocation du Divan du Peuple?

-Dans une heure et douze minutes, répondit Zorn, après avoir jeté un oeil à l'horloge d'or qui trônait entre les étagères. Cette horloge comportait de multiples cadrants indiquant des heures mystérieuses dont certaines semblaient exiger trois voire quatre aiguilles. Mais l'un d'entre eux était d'apparence tout-à-fait normale, et Hubert-Valentin de la Corneraide le regarda le temps d'un rapide calcul mental puis se replongea dans ses feuilles en disant à la sorcière:

-Ça change l'échéancier, tu vas t'y rendre.

Finissant d'un geste ce qui lui restait de calamars séchés, Zorn se mit sur ses pieds et se coiffa de son chapeau. Elle allait se téléporter le Marquis lui indiqua la porte. Soupirant bruyamment, elle ouvrit la porte pour sortir du bureau quand le mage la rappela:

-Et la Condition Initiale?

-Toujours à la Grande Sophie, aux soins de notre amie Roxane.