Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre sixième : Hélène Zéro, gardienne de l'Infinité Négative


Par Nikos Leterrier


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Il avançait, transi de froid, serrant autour de lui les haillons de ses habits trop fins pour cette contrée plongée dans un éternel hiver. Il sentait son corps s'engourdir peu à peu et se savait terriblement proche de l'inévitable torpeur qui l'attendait patiemment, au seuil du monde des morts.

Mais ce n'était pas le plus inquiétant. Ce n'était pas ce qui le faisait claquer des dents autant de peur que de froid. Il redoutait l'instant où il n'aurait plus la force d'avancer parce qu'il ne pouvait pas mourir et savait que la souffrance n'aurait pas de fin.

Le vent agitait la neige en tourbillons incessants autour de lui, l'empêchant de prendre ses repères. Ainsi il avançait au hasard, s'éloignant sans doute de plus en plus de la porte par laquelle il était entré et par laquelle il pouvait sortir.

Soudainement sa main heurta une colonne de pierre. Saisi d'une folle espérance, il essaya d'en deviner les contours à tâtons, aveuglé par la brume blanche qui l'entourait et la neige qui se glissait sous ses paupières. Ces motifs végétaux alambiqués, ce contact lisse du marbre poli... Il faillit en remercier Pollux, comme une réminiscence de l'homme à qui avait appartenu un jour le corps qu'il portait: il était miraculeusement revenu sur ses pas et avait trouvé la porte.

Plus mort que vif il en franchit le seuil pour être instantanément transporté dans un couloir baigné par la glorieuse lumière de l'été autrementin. Retrouver cet air chaud de Variantinople troublé seulement par les courants d'air matinaux... Retrouver cette chaleur qu'il avait quittée à peine quelques minutes auparavant créa en lui un choc si violent qu'il se retrouva à genoux sur le sol, encore tremblant et le souffle coupé.

Être incarné en un corps humain relevait décidément d'une sorte de sacerdoce permanent. Il l'avait pourtant dérobé à un autre démon qui était venu le lui offrir de son plein gré. Ce simulacre semblait être ce qu'on pouvait trouver de mieux dans l'humanité: grand, fort, bien nourri, fils de roi, en pleine santé, agréable à l'oeil... et pourtant!

Chaque jour était rythmé par une infernale succession de besoins. Entre les heures qu'il fallait consacrer au sommeil, à la nourriture - sans compter d'autres activités qui lui soulevaient le coeur qu'il avait depuis peu - il se demandait quand les humains trouvaient le temps de bâtir leurs civilisations.

Et surtout ces corps étaient affreusement fragiles! Ils saignaient ou se cassaient à l'intérieur pour un oui ou pour un non et prenaient un temps considérable à guérir, et encore! lorsque c'était possible. Ces singes glabres n'avaient décidément pour eux que leur fabuleuse imagination.

Cthunaz se releva lentement. Depuis que la libation du sang de Thanos l'avait tiré de l'abîme oublié où il croupissait depuis si longtemps, il ressentait un inextinguible désir d'exister. Pour un Seigneur des Abysses comme lui, fût-il déchu, exister signifiait être vénéré, recevoir le sacrifices d'âmes humaines avides de nouer un pacte avec les Ténèbres.

C'est ce qui l'avait conduit dans ce palais. Cette luxueuse demeure toute entière décorée de marbre et de représentations chryséléphantines des Seigneurs appartenait à une très ancienne famille patricienne bombantine.

Les Zéro, Comtes de Bételgeuse, étaient des gens vraiment très bien: une lignée ininterrompue de mages remontant à Alexandre l'Immigrant, une fortune considérable bâtie sur les souffrances de milliers de vilains à travers l'Empire, aussi bien serfs qu'esclaves, une aptitude manifeste à se rendre toujours indispensable au pouvoir en place en dépit des nombreux changements de régime qu'avait vécu la cour bombantine, et ce jusqu'à Variance qui leur avait confié d'importantes charges... Non, décidément ces gens avaient tout pour plaire.

Mais s'il avait su ce que renfermait ce maudit palais... Il était ravi au début: les Zéro avaient installé dans leur demeure des autels de sacrifice à en faire pâlir d'envie la Grande Sophie. Et surtout ils en avaient réservé le plus beau à son intention. Et on a beau dire: rien ne vous pose mieux un Seigneur des Abysses sur la place de Variantinople qu'un autel particulier.

Bien entendu cet autel était tombé dans l'oubli depuis longtemps, comme celui qui se couvrait de toiles d'araignées entre les murs de la Grande Sophie... jusqu'à ce qu'un démon sous forme humaine vînt s'y sacrifier lui-même pour lui offrir son enveloppe charnelle et lui permettre enfin de revenir sur Terre pour se mêler aux mortels.

Créatures chaotiques par excellence, les démons, fussent-ils Seigneurs des Abysses, étaient habitués à l'incompréhensible et à l'imprévisible. Ils ne s'interrogeaient guère sur les raisons des événements mais excellaient à s'y adapter. Ainsi Cthunaz le Dormeur du Mal avait-il accepté cette étrange offrande sans chercher plus avant et s'était-il aussitôt mis en recherche de ceux qui jadis vénéraient son nom plus que tout autre.

Mais le Dormeur du Mal ne reconnaissait plus rien. Il était stupéfait de voir à quel point tout avait changé en quelques siècles à peine. Le Palais des Zéro était par exemple complètement à l'abandon. Autrefois haut lieu du Tout-Bombance, il n'était plus guère habité que par des courants d'air et la jeune Hélène, ultime descendante de la lignée, assortie de quelques domestiques. Et Hélène était... particulière.

Cthunaz risqua un regard par-dessus son épaule: le couloir semblait se poursuivre au-delà de la porte et conduire fort innocemment à la terrasse ensoleillée. Mais franchir le seuil de cette maudite porte l'avait transporté en un quelconque lieu maudit des Abysses où il avait bien failli laisser l'enveloppe mortelle qui lui accordait un simulacre d'existence.

C'était le problème des palais mal entretenus. Dans une maison normale le temps de contentait de faire venir la poussière et la vermine, mais dans la demeure d'une lignée de praticiens de l'art ténébreux on voyait s'ouvrir d'eux-mêmes des passages indésirables vers les dimensions démoniaques. Il suffisait de mettre le pied dans l'un d'entre eux pour se retrouver si loin du palais que la notion même de distance n'avait plus le même sens.

-Mon chéri! claironna une voix féminine. Tu as l'air frigorifié, que t'arrive-t-il?

Dans son déshabillé vaporeux et soyeux couvert de runes démoniaques brodées à la main, Hélène trottait sur ses pieds délicats vers son amant. Elle l'enlaça aussitôt pour réchauffer le malheureux Seigneur des Abysses encore aux prises avec les réalités triviales de la mortalité.

-Mais tu frissonnes! s'écria la jeune aristocrate. Mon pauvre lapin ténébreux! Tu n'es tout de même pas passé par Zhivot Smerta?

"Zhivot Smerta, bien sûr!" se dit le démon. "Le domaine de cette petite peste prétentieuse d'Ombrageuse Enfant, avec bien sûr l'éternel hiver, le crépuscule des dieux et toutes ces fanfreluches à démons nordiques! J'aurais dû m'en douter." Claquant encore des dents il désigna le couloir derrière lui:

-C'est p- p- par là... Att- att- attention...

-Mais normalement cette porte est sans danger, s'étonna Hélène. Le passage ne s'ouvre que si l'on porte sur soi une rose rouge!

Saisie d'une idée soudaine, elle tâta les poches de la robe de chambre qu'elle avait donnée au démon et y trouva une petite fleur séchée qui ressemblait furieusement à...

-Minodoraaa! cria Hélène d'une voix soudainement terrible et annonciatrice de châtiment.

Aucune réponse. Tout en ramenant précautionneusement son amant vers le lieu de leurs ébats nocturnes et matinaux, la jeune femme continua d'appeler sa petite soeur d'une voix de plus en plus menaçante. En retrouvant le coquet boudoir tendu de velours écarlate qui lui servait de chambre à coucher, elle vit Mademoiselle Minodora Zéro assise au beau milieu de son lit circulaire tenant dans la main droite un des rayons de miel pris à une des innombrables ruches de la ville et tournant de l'autre les pages d'un précieux grimoire relié de cuir noir.

Voyant sa grande soeur entrer, la petite fille tourna vers elle ses yeux noirs de jais et lui adressa un sourire d'une indéniable candeur. Bien que serrés dans la coiffure traditionnelle des petites filles patriciennes dans leur dixième année, ses flamboyants cheveux roux tombaient en mèches désordonnées jusqu'à la comissure de ses lèvres où le sucre les collait à ses joues. Elle avait un de ces déconcertants visages d'enfants qu'on a tout à la fois envie d'embrasser et de gifler.

-Qu'est-ce qu'il y a grande soeur? demanda-t-elle d'une voix mielleuse à tous les sens du terme.

-Sale petite peste! hurla Hélène, dont la colère allait croissant. Je t'ai déjà dit mille fois de ne pas... C'est qui qui a mis cette rose... Mais c'est le... La Nomenclature Démoniaque de Lutomysl!

Elle-même submergée par l'avalanche de reproches qu'elle avait à adresser à sa petite soeur, Hélène préféra parer au plus pressé en s'emparant prestement du grimoire, ce qui le préserva d'un long filet de miel qui se posa sur les draps de soie rouge du lit.

-Les draps! Combien de fois t'ai-je dit -

-D'après ce que j'ai entendu cette nuit il faudra les laver de toutes manière, non?

Hélène sanctionna l'impertinence de sa soeur d'un vigoureux coup du lourd grimoire qu'elle venait de saisir, l'expulsant ainsi du lit en une culbute. Ne sachant par où commencer ses remontrances, elle la releva du sol de marbre en la tenant par ce qui restait du chignon alambiqué que les servantes avaient fait la veille et lui flanqua deux claques en matière de punition forfaitaire pour l'ensemble de ses incartades. Elle n'oubliait cependant pas la cause première de son emportement:

-Ça t'amuse d'envoyer mon chéri dans les dimensions démoniaques, hein?!

-Mais... Mais c'était pour que ça sente bon... répondit Minodora en pleurs, d'une voix entrecoupée de hoquets larmoyants. Je... Je croyais... C'était p-pour souhaiter la b-bienvenuuue...

-La bienvenue!? Petite tête de Truc, tu me prends pour une Christianne, ou quoi?

Les Christians étaient une secte religieuse clandestine réputée pour tenir ses congrégations dans les catacombes de la cité et vénérer tantôt un poisson, tantôt une colombe, tantôt un oeil dans un triangle... rien de bien précis en tous cas. Ils s'étaient acquis une solide réputation d'imbécilité profonde en affirmant que l'Amour était le plus puissant des dieux, ce qui inspirait en général aux Autrementins un sarcastique : "Ça se saurait".

Ils ne faisaient plus guère entendre parler d'eux depuis l'avènement de la Sultane Variance. Les gens de Variantinople en venaient même à douter qu'ils eussent jamais existé, hormis les voleurs. Car une rumeur tenace affirmait que gisait dans les Catacombes une idole d'or massif fondue jadis, et représentant leur prophète, le tout premier d'entre eux. Si aucun d'entre eux ne l'avait trouvé, tous les voleurs de la cité croyaient en l'existence du Christian d'Or.

-File dans ta chambre! conclut Hélène en administrant une mandale de plus à sa soeur qui saignait déjà du nez.

-Hélène, voyons... ce n'est qu'une enfant. dit Cthunaz, tandis que Minodora s'exécutait sans cesser de pleurer.

-Une enfant, ça? s'écria Hélène. Un sale petit démon, tu veux dire!

La jeune femme se retourna vers son amant, les mains sur la bouche:

-Mon nounours maléfique, pardon! Ça m'a échappé...

Cthunaz eut un geste vague et s'assit près de la fenêtre d'où l'on voyait la ville et ses toits décorés de tuiles muticolores. En temps normal un Seigneur des Abysses comme lui ne fût point passé par inadvertance par une porte de ce genre. C'étaient eux, les Seigneurs, qui avaient appris aux mages ce que ceux-ci appelaient le Regard Oblique et qui permettait de percevoir la réalité non-euclidienne des dimensions cachées. Se faire ainsi piéger par une gamine!

Mais la fatigue de son corps mortel affaiblissait son pouvoir. Cette humanité latente lui avait sans doute également inspiré ce désir d'apaiser la colère de Mademoiselle à l'encontre de sa peste de petite soeur. Une courte journée et une trop longue nuit en habits mortels, et il était déjà épuisé!

La lassitude: ça aussi c'était humain. Il s'était beaucoup dépensé et méritait bien un petit instant de repos. Mais le répit fut de courte durée car Hélène s'installa sans tarder sur ses genoux et se blottit contre lui, enlaçant son cou de ses mains fines et blanches d'aristocrate. Il pouvait sentir la pointe de ses ongles démesurés ainsi que l'or dans la peinture qui les recouvrait.

-Tu as l'air crevé, mon Loulou? C'est à cause d'hier soir?

Pour toute réponse le démon sous forme humaine haussa les épaules.

-Il faut dire que c'était vraiment... fabuleux! reprit Hélène, qui n'éprouvait nulle gêne à entretenir une discussion à sens unique.

Elle colla contre lui son corps chaud embaumé de parfums capiteux et poursuivit, tout en jouant avec la chevelure blonde volée à Thanos:

-La spirale... Le vent glacé... L'obscurité... C'était magnifique mon ange adoré! Enfin je veux dire mon... euh... mon Seigneur des Abysses à moi!

Cthunaz le Dormeur du Mal dut résister à une forte envie de jeter la jeune femme par la fenêtre. Ce genre de pulsion était aussi un effet secondaire de son incarnation humaine, mais il ne pouvait se permettre d'y céder. Il avait besoin des Zéro, de leur fortune, mais aussi de leur savoir. Ils étaient l'ultime famille bombantine qui savait encore ouvrir la voie vers l'Infinité Négative. Pour son malheur cette petite écervelée en était la dernière prêtresse, et elle seule pouvait reconstituer son culte. Une fois accomplie la Transfiguration, il pourrait la dévorer, l'écarteler, l'écorcher, la... Mais trêve de rêveries! Pour l'heure il fallait flatter ce tempérament frivole.

-Ce n'est que la première étape... euh... mon amour, répondit-il d'une voix hésitante. Tout reste encore à mmmmmmh...

Et tandis qu'un long baiser langoureux de la Belle Hélène lui clouait impérieusement le bec, il continua à contempler la ville, et notamment la coupole flamboyante de la Grande Sophie, lieu sacré par lequel il avait pu revenir enfin sur Terre afin d'accomplir sa ténébreuse destinée.

Le Dormeur ignorait qu'une tête en tous point identique à la sienne s'y trouvait encore, accrochée par une boucle d'oreille à une chaîne suspendue à une des patères qu'utilisait Roxane pour suspendre ses habits de cérémonie. Assise nue à sa table, elle faisait courir une plume sur un papier volant, traçant à la hâte des symboles démoniaques tout en murmurant des calculs qu'elle effectuait de tête.

-Ça ne te gêne pas d'être à poil devant moi? demanda la tête. Je crois que je suis un démon masculin...

-Je ne sais pas ce qu'en pense la Basse-Académie, mais je pense pouvoir hasarder qu'une tête de démon est asexuée, au sens propre comme au figuré d'ailleurs, répondit la prêtresse sans lever le nez de son travail.

-Il me reste la langue, chérie... reprit le démon d'un ton qu'il voulait sensuel mais qui restait pesamment grivois. On fait bien des choses avec la -

-Surtout parler à tort et à travers apparemment, l'interrompit la jeune femme.

Elle posa sa plume et croisa ses mains sur la table:

-Tu t'ennuies, petite tête?

Le démon resta silencieux un moment puis répondit d'un ton lourd de reproches:

-J'ai le nez qui me gratte.

La prêtresse leva les yeux au ciel, puis s'étira longuement. Dans ce mouvement le pendentif d'or en forme de spirale qui pendait entre ses seins brilla un instant sur sa peau brune comme une étoile sur un ciel de chair.

-Que signifie ce symbole, au fait? Tu ne t'en sépares même pas pour dormir? demanda la tête.

-Petite tête curieuse! Et si tu répondais à mes questions, pour changer? Si tu me parlais de ton passé?

-Quand tu me diras mon nom véritable, ô prêtresse nue.

Roxane s'amusa à passer sa plume sur sa poitrine. Le contact des barbes sur ses tétons la faisait frissonner tout en éveillant en elle une sensation de chaleur, et un mage démoniste aime par dessus tout entremêler les contraires.

-Tu te méprends, mon mignon démon... têtu, répondit-elle en souriant. Si tu me parles de ton passé, du moins de ta mémoire humaine, je n'en comprendrai que mieux ton nom véritable, et mes calculs auront une meilleure chance d'aboutir.

Elle désigna les papiers qui avaient peu à peu recouvert son bureau depuis son lever, une heure avant celui du Soleil, puis continua:

-Autrement dit pour l'instant ce que je pourrais te révéler ne t'apprendrait rien d'utile. Un nom véritable est un ensemble d'équations, ou d'énigmes si tu préfères. Pour les résoudre j'ai besoin de ce que nous appelons des lois de fermeture.

-Et mon passé humain en est une?

Roxane acquiesça et attendit patiemment. Mais le démon ne paraissait pas convaincu.

-Allez, quoi! reprit-elle d'un ton engageant. Ne fais pas la tête, si j'ose m'exprimer ainsi. Tu ne me fais pas confiance, c'est ça?

-Comment ne pas faire confiance à une personne assez charitable pour me laisser me balancer au bout d'une chaîne?

-Tu avais bien assez confiance en ton destin pour te suicider sur l'autel d'un Seigneur des Abysses, alors que tu te croyais humain. Alors?

-Ça n'a rien à voir! Je me savais invulnérable, parce que j'avais vaincu la Mort en duel!

Il y eut un long silence, pendant lequel la tête se mordit les lèvres et le visage de Roxane prit une expression de profonde perplexité.

-Peux-tu répéter? J'ai cru entendre que tu avais vaincu la Mort en... duel?

La tête essaya de hocher d'elle-même pour acquiescer.

-Aux échecs? continua Roxane.

-Comment le sais-tu? demanda la tête, sincèrement stupéfaite.

-Oh, par les moustaches de Pollux! s'écria la prêtresse consternée. Laisse-moi deviner: elle t'avait dit que si tu gagnais tu deviendrais immortel, et miracle! Tu l'as emporté!

-Euh... ben oui.

-Liqueur d'abruti! C'est un stratagème si éculé que même les démons les plus conservateurs y ont renoncé! Mais d'où sors-tu?

-Du grand nord, euh... Mon père est le Jarl du Citroënland.

-Ah oui! Le pays où on n'a jamais vu un citron, c'est ça?

-C'était pour attirer les colons...

-Te fatigue pas, va. Rien d'étonnant à ce que tu aies attiré un démon du mensonge dans un pays dont le nom lui-même n'est qu'un énorme bobard, conclut la prêtresse. Mince alors! Moi qui m'attendais à une belle histoire, un joli conte terrifiant et sublime à la fois... Je tombe sur un prince barbare tout frais émoulu de son Ultima Thulé natale qui -

-Ultima quoi?

-Ultima Thulé, c'est le nom donné à tous les pays où il fait nuit la moitié de l'année. Enfin! Au moins je sais où aller maintenant.

Écartant d'un revers de la main une pile de calculs devenus obsolètes, la prêtresse se remit au travail sur un papier vierge. Profondément déconcerté, le céphalodémon intervint timidement:

-Euh... Tu ne veux pas connaître mon histoire?

-Pas la peine. Je la connais déjà: tu étais jeune mais déjà lassé des plaisirs de ce monde de par le fait que ton roi de père satisfaisait tes moindres désirs. Une nuit plus désespérée que d'ordinaire tu rencontras un homme vêtu de noir...

-Une femme! Elle était belle comme -

-Belle et pâle comme la Pleine Lune à son lever, hein? Bon, c'était la Mort, bien sûr. Elle voulait t'emporter et tu accueillis cette proposition comme une délivrance. C'est alors qu'impressionnée par ton courage elle te proposa ce fameux duel, que tu remportas. Dès lors tu as sillonné les mers pour aller au bout de ta destinée, jusqu'à arriver à Variantinople, parce que... Disons par exemple... Tes nuits étaient hantées par un rêve récurrent où tu parlais à un Seigneur, en l'occurrence notre ami Chtunaz, le Dormeur du Mal?

La tête en resta un instant bouche bée. Il y eut un long silence perturbé seulement par les grincements de la plume qui avait reprit sa course effrénée sur le papier et par la contine lancinante des porteurs d'eau et des vendeurs de thé qui travaillaient dehors. Roxane accorda un regard à la tête et remarqua que des larmes coulaient sur ses joues.

Prenant un mouchoir elle essuya les yeux du malheureux démon qui lui demanda:

-Alors je suis vraiment mort cette nuit-là? C'était seulement une mise en scène pour me voler mon corps?

-Thanos est mort cette nuit-là, oui, répondit la prêtresse, apitoyée malgré elle. Tu n'es qu'un démon qui croyais être humain. Ça arrive souvent: les démons ont besoin de l'accord de ceux à qui ils volent un vaisseau charnel. Il faut un pacte, même symbolique. C'est ce que Thanos a accepté sans le savoir par cette partie d'échecs. Mais le mensonge est trop puissant en toi, et tu es devenu Thanos en un sens en volant son corps et sa mémoire.

-Mais le démon que je suis... Quel intérêt avait-il à voler ce corps si c'était pour oublier sa vraie nature?

-Tu savais que tôt ou tard la vérité finirait par s'imposer, comme c'est le cas maintenant. En tant que immortel, tu avais tout le temps. À moins que...

La prêtresse fronça légèrement les sourcils et se mordit la lèvre inférieure. La malheureuse tête attendit qu'elle eût pris le temps d'aller jusqu'au bout de ses pensées et se fût penchée à nouveau sur ses notes pour lui demander à quoi elle pensait. Tout en tambourinant de ses doigts sur sa table, Roxane répondit d'une voix absente:

-La manière dont le Dormeur du Mal a réagi à ton sacrifice ainsi que les rêves qui t'ont poussé à cette décision saugrenue...

-On m'avait dit qu'il était définitivement perdu dans les Abysses, et que rien ne pouvait plus l'éveiller de sa torpeur! se défendit le démon qui s'était cru humain. Je pensais... Je pensais le forcer à réagir, le... Je ne sais pas ce qui m'est passé par...

-Bien sûr. Sur le moment ça s'imposait, n'est-ce pas? En un sens ça a marché: tu as éveillé le Seigneur de son sommeil centenaire et tu as enfin accompli ta destinée. Tu ignorais seulement que ta raison d'être était de rendre une incarnation à Cthunaz.

-Ma raison d'être... s'inquiéta la tête. Tu veux dire que j'ai été manipulé depuis le début?

-Les démons ne se suicident pas; ils ne versent pas non plus leur sang volontairement, dit la prêtresse d'un ton docte et sans réplique. Cette libation que tu as faite relève d'un geste absurde... et sans doute inouï aussi loin que l'on remonte dans les annales de l'histoire démoniaque. Tu l'as forcément fait sur commande. Le Dormeur du Mal t'a créé et utilisé pour revenir sur Terre.

-Mais... Mais c'est... Mais c'est mal! s'écria la tête, scandalisée. Comment un démon peut-il être aussi méchant?

Renonçant à répondre, Roxane, Grande Prêtresse du Temple de la Sagesse, prit sa tête à elle entre ses mains et se replongea dans ses savants calculs.