Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre cinquième : La danseuse harmonienne


Par Nikos Leterrier


Chapitre précédent , Sommaire , Chapitre suivant




Le fouet lacérait sans pitié la chair nue à la lumière vacillante des chandeliers. À chaque coup les soubressauts de la jeune fille faisaient tressauter les chaînes qui enserraient ses poignets délicats et maintenaient ses bras ronds et tendres joints au-dessus de sa tête. Sa peau de pêche si délicieusement cuivrée s'ouvrait pour laisser perler un sang jeune et carmin tandis que ses cris de douleur rythmaient son supplice comme de sinistres accords. Parfois elle ne criait pas et mordait ses lèvres.

Son opulente chevelure noire était relevée en chignon pour laisser au regard son corps lascif entièrement nu, couvert d'interminables tatouages qui suivaient les courbes rondes de son corps sans défense comme des serpents amoureux et racontaient dans la langue ténébreuse les secrets des quatre enfants maudits de Tiamat. Enchaînée de manière à faire face au mur, elle ne pouvait voir son bourreau mais elle le connaissait assez pour se représenter son expression à la fois fascinée et terrifiée.

Alors qu'elle attendait le coup suivant, elle entendit le bruit du fouet qu'on jetait à terre, puis une incantation prononcée d'une voix tremblante, et ses blessures se refèremèrent aussitôt, rendant à son dos, ses fesses et ses jambes leur douceur première.

-Constantin... dit la jeune femme d'un ton de reproche. J'avais dit au moins cent coups, non?

La voix entrecoupée de sanglots de son tortionnaire lui répondit:

-Pardon, Roxane... Je... Je ne peux pas... pas sur toi, c'est... C'est trop affreux.

Roxane soupira. Elle ne pouvait décidément compter sur personne. Ces Autrementins n'étaient que des amateurs. Constantin était très doué pour un novice, du moins tant qu'il s'agissait de retenir les noms et les attributions des Seigneurs des Abysses et de leurs innombrables acolytes ou de jouer en topologie non-euclidienne pour replier et déplier les dimensions ou encore pour se déplacer dans le Monde des Rêves et y affronter les Princes du Cauchemar.

Pour tout ce qui relevait du savoir occulte d'un démoniste il était dans les premiers de sa promotion, ce qui lui avait valu d'être désigné comme apprenti auprès des prêtres de la Grande Sophie. Mais pour ce qui relevait de la formation pratique, tout était à faire! À croire qu'ils n'apprenaient même pas les rudiments de la pratique du métier à l'École.

-Trop affreux? reprit-elle d'un ton sarcastique. C'est l'art des ténèbres ou l'herboristerie que tu veux apprendre, Constantin?

Aucune réponse évidemment. Elle pouvait l'imaginer regardant ses pieds d'un air coupable, ses yeux remplis de larmes. Évidemment, avec un père comme Messire Hubert-Valentin de la Corneraide, le futur marquis de la Grande Ourse ne pouvait se permettre d'échouer. Elle avait mille fois eu la tentation de le renvoyer en le déclarant officiellement inapte au statut de Mage Impérial. Mais elle était trop gentille, comme toujours.

-Bon d'accord, oublions le fouet pour aujourd'hui, dit-elle d'un ton pédagogue. J'imagine que les fers rouges c'est trop te demander?

Elle l'entendit reculer de deux pas tout en prononçant un incompréhensible borborygme. "Je vois" se dit-elle "J'ai encore allumé le brasero pour rien." En désespoir de cause elle joua son dernier atout:

-Alors, prends-moi.

-Comment?

Cette fois la terreur se mêlait d'un inavouable désir. Elle avait touché juste: ça pouvait marcher.

-Prends-moi, je te dis. Tu en as envie, non?

-Euh... C'est-à-dire... Mais... Et toi?

-Quoi, moi?

-Tu... Tu en as envie aussi?

Découragée, Roxane posa son front contre la pierre froide de la pièce. Elle avait beau leur seriner les bases du métier, ça ne rentrait décidément pas. Elle répondit de cette voix à la fois lasse et horripilée si caractéristique de ceux qui empruntent, même provisoirement, le douloureux chemin de l'enseignement:

-Évidemment que non, Constantin! C'est justement parce que je n'éprouve aucun désir sexuel pour toi que je te le demande. Sinon ça n'aurait aucun intérêt!

-Aucun intérêt? s'étonna la tête de Thanos posée sur une table, qui avait assisté à la scène depuis le début.

-D'un point de vue magique, précisa la prêtresse. On dirait que je ne tirerai rien de plus de toi aujourd'hui. Libère-moi, va.

Constantin prit un trousseau de clefs attachées au mur et après quelques instants d'une recherche fébrile libéra son professeur qui lui ordonna de lui apporter ses effets tout en se massant les poignets. Tandis qu'elle enfilait de nouveau sa longue robe noire et renouait ses cothurnes, elle lui demanda:

-Dis-moi quelques mensonges, tiens. Bêlit-Séri compensera le manque à gagner du côté de Nergal.

-Euh... Le prix des sardines est stable et la piastre n'a pas été secrètement dévaluée par diminution de son aloi pour renflouer les coffres, commença l'apprenti d'un ton hésitant. La cure d'amaigrissement du Docteur Ténia est inefficace... et absolument sans danger pour la santé... Casablanca, le Capitaine des Janissaires Trucs, a autant de membres virils que d'épouses, il en change pour...

Levant les yeux timidement, il remarqua le regard perplexe de Roxane et chercha dans les méandres de son esprit confus un sujet plus approprié:

-La Sublime Porte n'a pas averti l'Impératrice d'un danger imminent et il ne s'agirait pas de l'incarnation d'un Seigneur oublié.

Fronçant légèrement les sourcils à l'annonce de cette rumeur dont elle entendait parler pour la première fois, elle demanda:

-Rien d'autre?

-Ma fiancée ne m'attend pas à la sortie du Temple et nous n'irons pas déguster des sorbets sur les quais.

Tout en la regardant défaire son chignon et libérer ses longs cheveux en faisant non de la tête il ajouta enfin:

-Je ne suis pas amoureux de toi.

Roxane le regarda avec un sourire qui laissait transparaître une sorte de tendresse embarrassée. S'approchant de lui elle effleura les boucles sombres du jeune homme tout en plongeant ses yeux verts dans les siens:

-Mon pauvre Constantin... Tu n'es vraiment pas fait pour ce métier.

Elle alla prendre la tête de Thanos par ses cheveux blonds et la mit sur son épaule comme un baluchon. Juste avant de quitter la salle elle dit à son élève:

-Va la rejoindre, tu mérites bien un peu de détente.

Puis elle disparut derrière une porte de bois blanc qui menait à un escalier en colimaçon. Tandis qu'elle en gravissait les degrés la tête de Thanos engagea la conversation sur un ton badin:

-À te voir ainsi, si vulnérable, si désirable, offerte et sans défense... J'ai ressenti comme une chaleur au niveau d'organes que j'ai perdus.

-Pervers.

-C'est un mot qui prend un sens tout particulier dans ta bouche, ô sulfureuse prêtresse des Ténèbres.

-Je ne fais pas ça par plaisir Thanos, c'est mon métier, c'est tout.

-Ton métier? ricana la tête. Tu te fiches de moi? Ces tortures? Et les mensonges au fait c'était pour quoi? Histoire de cultiver le Mal pour le Mal?

Roxane s'arrêta et plaça la tête juste devant la sienne, le scruta intensément et lui dit:

-La violence et le mensonge sont pour ceux qui pratiquent la magie démoniaque deux manières - parmi d'autres - de glaner la puissance dont ils ont besoin... Même un écolier de première année le sait. C'est bien la première fois que je vois un démon si ignorant de sa propre nature et de celle de l'art des ténèbres.

-Il y a vingt minutes j'ignorais même être un démon répliqua la tête en haussant mentalement les épaules.

Sans répondre, Roxane replaça la tête sur son épaule, ce qui tira un grognement de douleur à celle-ci, car son nez avait heurté l'omoplate de la jeune femme, et reprit l'ascension de son escalier. Tandis que la lumière du jour filtrant par les vitraux blancs d'étroites fenêtres grillagées apportait des images de la cité vue de plus en plus haut, la tête insista:

-Mais sérieusement...

-C'est un mot qui prend un sens tout particulier dans ta bouche, ô surprenant rejeton de Bêlit-Séri.

-Bêlit-Séri? Qui est-ce? Tu as déjà prononcé ce nom, au sujet du mensonge...

-Bêlit-Séri le Scribe, Prince du Savoir et du Mensonge, l'un des quatre enfants maudits de Tiamat, la Mère Suprême des Abysses, récita Roxane d'une voix monocorde.

-Et je suis son... rejeton?

Roxane était arrivée devant la porte de sa cellule. Elle chercha longuement sa clef sans répondre puis déverrouilla la serrure avant d'entrer sans ses quartiers. La pièce aux murs blancs était vide au premier abord, hormis un grand lit à baldaquin tendus de draps de soie blanche et de peaux de bêtes sur lesquelles venait s'alanguir la lumière rasante du Soleil.

La prêtresse jeta la tête sur le lit comme elle l'eût fait d'un sac, puis, tandis que la malheureuse se retournait difficilement tout en recrachant les poils d'ours qu'elle avait avalés malgré elle, lui demanda:

-Qu'est-ce qui fait la nature d'un démon à ton avis?

De la peau d'ours se fit entendre un grognement étouffé qui ressemblait à "sa démonitude". Roxane passa sa main à travers un mur comme s'il n'avait été qu'une illusion et sortit d'une dimension annexe un long poignard dont la lame avait l'éclat du platine. Elle observa un instant le reflet des rayons du Soleil sur son arme tout en expliquant d'un ton docte:

-Un démon n'est qu'un barycentre entre cinq pôles mystiques, cinq principes suprêmes des Abysses, que sont Tiamat et ses quatre enfants, parmi eux se trouvant Bêlit-Séri. Un mage exercé te reconnaîtra immédiatement comme tel. Or toi tu es excessivement proche de Bêlit-Séri, qui représente à la fois la connaissance et le mensonge. Comme tu n'es manifestement pas un puits de science...

Un second grognement accompagna cette remarque. Tenant toujours sa dague à la main, Roxane s'assit sur le lit et retourna la tête vers elle:

-Tu es donc un démon voué au mensonge, Thanos, au point que tu t'es toi-même trompé sur ta vraie nature. Tordant, non?

-Je ne fais pas les choses à moitié, ricana la tête. On ne se refait pas. D'ailleurs, tu le savais dès mon entrée dans la Grande Sophie, n'est-ce pas?

-Qu'un démon voulût se sacrifier à un autre avait éveillé ma curiosité, c'est pourquoi je t'ai accompagné. D'ailleurs...

Roxane passa sa main libre dans les cheveux de la tête pour en dégager le front, puis en approcha lentement la pointe de son arme, comme si elle voulait toucher un point précis. À défaut de pouvoir se débattre, la tête voulut crier, mais quelque chose dans la vertu de cette lame pointée sur elle l'avait rendue muette. Elle avait même la sensation de disparaître peu à peu à mesure que la pointe se rapprochait d'elle, comme si cette arme avait le pouvoir de la renvoyer au néant, de l'éliminer comme une aberration du monde réel.

-D'ailleurs l'énigme reste entière, ô Tête de Thanos, poursuivit Roxane d'une voix de plus en plus basse. Je voudrais connaître ton vrai nom, ainsi que la raison de ton existence.

La pointe était posée sur la peau du front mais ne l'avait pas encore entamée. La prêtresse marqua une pause, comme pour affermir sa prise sur la poignée de l'arme, et ajouta:

-Car c'est un avantage que vous les immortels avez sur nous: vous savez pourquoi vous êtes venus au monde. Ce serait dommage de n'en point profiter, qu'en dis-tu?

Pour toute réponse la tête ne put que la fixer intensément:

-Pas grand-chose, évidemment, conclut Roxane. Serre les dents...

Elle enfonça d'un geste rapide et précis sa dague dans le front du démon qui ressentit une douleur plus intense que tout ce que Thanos avait pu connaître auparavant, une douleur qui aurait arrêté net le coeur d'un être vivant. Mais la tête de Thanos n'avait plus de coeur, et même la Mort ne pouvait plus s'interposer entre lui et la souffrance.

Cela ne dura qu'un instant. Roxane retira la dague et la douleur s'évanouit aussitôt. La tête recouvra l'usage de la parole:

-Par les moustaches de Pollux, à quoi sert d'être un démon si c'est pour ne même pas être immunisé à la souffrance?

-Oh, les immortels sont tous comme ça, dit la prêtresse d'un ton qui se voulait sans doute réconfortant. Ils sont encore plus sensibles que nous à la douleur, ça entretient leur rage. Dis-toi qu'il y a pire encore: je crois qu'il est impossible de souffrir plus qu'un ange à qui on arrache ses ailes. Je l'ai vu faire une fois et ça m'a presque apitoyée.

-J'imagine que j'ai lieu d'être heureux de n'inspirer en toi aucune pitié.

Roxane éclata d'un rire cristallin tout en passant sa langue sur la lame pour lécher le sang noir qui la recouvrait. Elle ébouriffa les cheveux de la tête avec une sorte de tendresse moqueuse - au demeurant très perturbante dans le contexte - et dit:

-C'est bien, tu apprends vite. Tu penses déjà comme un vrai démon.

-Que sais-tu vraiment des démons, misérable mortelle? rétorqua la tête en mettant dans ces mots tout le mépris que pouvait se permettre un être aussi grotesquement diminué.

-J'en ai un en moi.

-En toi? Tu veux dire que tu es... enceinte de l'un d'entre eux? répondit la tête d'un ton qui ajoutait le dégoût au mépris.

Pour toute réponse, Roxane fut à nouveau saisie d'un fou rire irrépressible, au point qu'elle s'étendit de tout son long sur l'ours blanc. Elle en hoquetait encore quand la tête reprit d'une voix qui n'exprimait plus que la vexation:

-Crois-tu vraiment que ce soit le moment de rigoler? Si j'ai bien compris ton disciple amoureux, l'Impératrice court un grand danger à cause de l'incarnation d'un... Seigneur oublié où je ne sais quoi.

Toujours allongée et fixant les figures monstrueuses qui décoraient le baldaquin, Roxane répondit d'un ton redevenu calme:

-Au contraire il y aurait de quoi en rire d'autant plus.

-Comment ça?

-La rumeur a précédé le fait. C'est plutôt comique, ne trouves-tu pas?

Elle se releva et alla reposer le couteau là où elle l'avait pris, ce qui rappela à la tête de Thanos qu'elle venait de subir un rituel de révélation:

-Mais où ai-je donc la... Enfin, j'oubliais: qu'as-tu appris sur moi?

-Essentiellement ton nom véritable, auquel se réduit ta raison d'être... à condition d'en interpréter correctement le sens.

Roxane prit un grimoire dans un autre endroit invisible et s'installa à nouveau sur son lit pour le lire.

-Eeeeeeet? demanda la tête.

-Hein? dit la prêtresse en relevant le nez de sa lecture. Oh, et bien... Je vais le garder pour moi pour l'instant.

Tandis que la malheureuse tête l'agonissait d'insultes d'autant plus inefficaces qu'elles étaient prononcées dans une langue inconnue de la prêtresse, celle-ci essaya de se représenter le petit Constantin et sa fiancée flânant sur les quais main dans la main.

Elle ne put se représenter en revanche ceux qui les accompagnaient : son futur beau-frère, un barbare et un chat noir. Les cinq compères étaient assis sur des tapis posés à même la pierre des quais. On leur avait servi sur une table basse de bois finement ouvragé des sorbets qui sentaient la rose, le cassis, la pêche ou le citron, ainsi que du lait au miel. Petronella avait trempé son doigt dans le lait et laissait Valor le Sage le lécher avidement tout en riant du contact de sa petite langue râpeuse.

Face à la mer étaient installés quelques musiciens qui jouaient un air à la fois mélancolique et entraînant. Ils ne ressemblaient pas aux Autrementins et portaient des vêtements de montagnards. Une jeune femme dansait et chantait à la fois au rythme de leurs accords. Vêtue d'une longue robe blanche qui cachait et révélait à la fois les courbes serpentines de son corps qui ondoyait comme une algue dans un torrent, elle attirait à elle tous les regards.

-C'est Tamzara, chuchota Zülfür à Grog, une des dernières danseuses harmoniennes de la cité.

-Pourquoi dernières? demanda Grog, déjà amoureux.

-Les Harmoniens de l'Empire ont eu quelques problèmes avec les Trucs... répondit Zülfür avec une trace d'embarras dans la voix. L'Harmonie est une contrée reculée de l'Empire peuplée de montagnards un peu têtus. Ils sont restés longtemps fidèles aux Bombantins. D'ailleurs ils refusent toujours de vénérer les Seigneurs.

Mais Grog ne l'écoutait plus. Il ne quittait pas Tamzara des yeux. Elle se déplaçait gracieusement tout en exécutant de ses bras et ses mains des mouvements circulaires qui ressemblaient à un mystérieux mime. Elle racontait dans sa langue comment les vents de son Harmonie natale lui avait appris à chanter. Elle était coiffée d'un bonnet auquel étaient attachées de petites médailles d'or destinées à la protéger des démons et ses deux longues nattes de cheveux sombres qui descendaient jusqu'à sa taille tressautaient au rythme de ses mouvements.

Tout en se pourléchant les babines, Valor le Sage - seul spectateur à n'être pas hypnotisé par le talent de Tamzara de par sa féline nature si intrinsèquement condescendante - embrassa d'un ample regard la scène et remarqua parmi les Harmoniens un petit personnage qui dépareillait fortement.

Cette robe noire, ces petits yeux rieurs, et surtout cet invraisemblable chapeau: aucun doute possible, c'était la gamine qu'il avait suivi dans Temple. Elle jouait d'un petit zarb placé entre ses jambes tout en regardant le ciel de ses yeux clairs qui la distinguaient de son entourage presque autant que son couvre-chef pointu. Le chat suivi son regard et vit ce qu'elle scrutait si intensément.

Valor le Sage était certain qu'un instant plus tôt encore le ciel fût d'une limpidité parfaite, mais d'étranges nuages venaient d'apparaître. Noirs comme des lambeaux arrachés aux habits de la nuit vaincue, ils avaient la forme d'une spirale qui grandissait à vue d'oeil autour d'un abîme obscur qui semblait s'ouvrir plus haut que le Soleil lui-même.

Le familier sentit son poil se hérisser sur son dos et émit un feulement effrayé: cette électricité dans l'air, il la connaissait. Une puissante magie était à l'oeuvre, une magie qui laissait sur la langue ce goût de sang si particulier à l'art ténébreux des Abysses. Il remarqua le sourire amusé qui s'épanouit sur le visage de la petite sorcière juste au moment où un vent glacial se leva.

Tamzara s'immobilisa. Les musiciens cessèrent de jouer. Constantin, Petronella, Zülfür et Grog levèrent les yeux vers le ciel à leur tour tandis que les nuages s'y répandaient au point de plonger Variantinople toute entière dans la pénombre.

La chaleur du jour semblait s'être dissipée aussi vite que la lumière. Les Autrementins se levèrent ahuris et tremblants de froid pour chercher l'abri de leurs demeures. Seul Grog, accoutumé à des climats plus rudes, n'avait pas bougé. Fasciné, il fixait la spirale qui avalait goulûment le jour.

Des exclamations apeurées fusaient de toutes parts. Certains entamaient des prières invoquant la clémence des Seigneurs. Partout dans les rues de la cité les Autrementins couraient pour fuir ces cieux ensorcelés à l'ombre de leurs maisons multicolores que l'obscurité rendaient grises. Les marchands avaient même renoncé à protéger leurs étals, car sans doute même les voleurs étaient terrorisés.

Peu à peu le froid se fit de plus en plus cinglant. Resté seul avec son familier, Grog lui dit en claquant des dents:

-Val, ce froid... n'est pas... pas normal...

-Crois-tu? répondit le chat avec toute l'ironie dont il était capable roulé en boule entre deux tapis.

-Non... reprit Grog, obstiné. Je veux dire... Ce n'est pas comme... comme le froid de l'hiver chez nous... C'est comme si... s'il venait d'ailleurs...

Ses lèvres gercées ne lui obéissaient plus. Il répéta tant bien que mal:

-Ailleurs...

Son familier glissa un oeil hors de sa cachette et son regard croisa celui de la petite sorcière qui le gratifia d'un sourire candide. Elle leva la main, peut-être pour lui faire un signe d'adieu, et disparut.

À cet instant Variantinople fut transie de peur autant que de froid. Les Jours de Ténèbres qui avaient vu les démons déferler sur la cité étaient-ils revenus?