Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre dixième et dernier : Les périls insoupçonnés de la consommation des légumes verts


Par Nikos Leterrier


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Les coups sourds et répétés sur la porte résonnaient dans toute la coupole. Les verrous céderaient bientôt. La Tour des Archimages avait perdu son caractère sacré avec le départ de ses locataires.

Valor le Sage approcha ses moustaches de la tête tranchée de Rastaroth le nécromant, qui souriait encore aux arabesques qui décoraient le sol. Résistant stoïquement à une pulsion ancestrale en lui qui lui dictait de la prendre entre ses pattes pour jouer avec, le familier dit à son maître, qui nettoyait le sang de sa hache sur les vêtements du corps décapité gisant à ses pieds:

-Il est en train de se recréer sous la forme d'un revenant... Je te l'avais dit Patron: c'était inutile.

-Peut-être, répondit Grog d'une voix sinistre, mais ça soulage!

Comme pour confirmer les paroles de son chat, une silhouette sombre apparaissait peu à peu, suspendue dans l'air au-dessus d'eux. Vaguement humaine, elle n'avait conservé de Rastaroth que son inénarrable sourire. Ses mains étaient d'un gris de pierre et plus maigres que jamais. Ses yeux ressemblaient au scintillement de deux météorites venues de très loin, que seule leur hâte à détruire un monde rendait ardentes.

Le spectre prenait son temps. Il avait désormais l'éternité devant lui pour se faire beau. Rastaroth attendait ce moment depuis trop longtemps pour le gâcher par une précipitation malvenue.

-Je ne crois pas m'avancer beaucoup en disant que nous sommes les derniers êtres vivants de Tabula Rasa, dit Valor le Sage.

Un bruit plus fort que les autres ébranla toute la Tour: la porte venait de céder.

-Mais plus pour longtemps, conclut le félin.

Les deux compères entendirent les pas précipités des revenants qui montaient les escaliers jusqu'à eux en poussant de longs hurlements stridents. Prenant une pose martiale et décidée, Grog dit sans hésiter:

-Ils ne m'auront pas vivant, en tous cas!

-Ben ça forcém-

Valor le Sage n'acheva pas sa phrase. Les cris et les bruits de la course effreinée des damnés vers les derniers survivants de Tabula Rasa s'étaient soudainement tus. Grog le Guerrier et Valor le Sage avaient les yeux fixés vers l'escalier en colimaçon, mais aucun mort-vivant n'y apparut.

-Qu'est-ce qui se passe? demanda à mi-voix Valor le Sage, comme s'il craignait de rompre le charme.

-On dirait que le temps s'est arrêté... répondit Grog sur le même ton.

-Et puis quoi encore? dit une troisième voix, tout-à-fait inattendue.

Grog le Guerrier et Valor le Sage se retournèrent comme s'ils avaient été frappés par la foudre pour voir ce nouvel interlocuteur. Ils eurent beau se frotter consciencieusement les yeux, l'image qu'ils avaient devant eux était bien réelle: une gigantesque araignée se trouvait posée sur le mur de la salle et se dirigeait lentement vers le sac qui contenait la fameuse astrolabe abandonnée par les Archimages.

Son corps ovale était très clair presque transparent, et sa chair luisante et velue était constellée de taches qui évoquaient des pierres précieuses multicolores arrangées avec beaucoup de goût. Ses huit yeux aveugles étaient pourtant brillants et leur pupille avait des reflets kaléidoscopiques. Ses pattes fines et les crochets qui les terminaient se déplaçaient sur la surface du mur sans un bruit, selon un mouvement à la fois lent et puissant, complexe mais parfaitement réglé comme une danse silencieuse.

Grog ne savait pas s'il devait trouver cette vision horrible ou magnifique. L'araignée reprit:

-Arrêter le temps, pourquoi faire? Il est plus simple d'arrêter tout le reste. J'ai suspendu tous les phénomènes magiques dans Tabula Rasa.

De plus en plus perdu, Grog chercha des yeux son chat, pour le voir filer sous un des meubles restants.

-Val? Val, ne me laisse pas seul! s'écria le guerrier, qui ne savait s'il devait attaquer le monstre ou pas.

-Ah ben forcément: sans magie ton familier redevient un chat normal, dit l'araignée tout en extrayant l'astrolabe de son sac. Inutile d'espérer une réponse de sa part.

Manipulant l'astrolabe avec ses chélicères, l'araignée la remit sur ses pieds. Faite d'or et d'argent, elle était constituée d'un foisonnement d'arcs elliptiques, d'hémisphères, de planètes, d'étoiles et de comètes symbolisées par des statuettes d'animaux fabuleux. Un incompréhensible système d'engrenages conférait à leur disposition une correspondance avec une réalité lointaine et inconnue.

-Mais... Mais les zombis... Et Rastaroth? demanda Grog, surmontant sa répulsion.

-Un spectre nécromancien et des revenants ça te paraît crédible sans magie, Grog le Guerrier? soupira l'araignée. J'ai suspendu TOUS les effets magiques... sauf moi, ça va de soi. Ça serait ballot.

Puis elle ajouta pour elle-même:

-Ah je vous jure, c'est toujours la même chanson avec ces mondes qui abondent en magie. Les gens ne savent même plus faire la distinction aristotélicienne entre physique et métaphysique... Bon, où est ce satané point de sauvegarde?

Elle semblait chercher quelque chose dans le mécanisme de l'astrolabe.

-Ces abrutis! continuait-elle entre... ses dents dirons-nous. Je leur laisse un module de sauvegarde et ils me le bousillent! Même pas fichus de comprendre ce que cachait leur "cadeau de départ"... Archimages à la manque!

-Excusez-moi mais... demanda timidement Grog, qui avait apparemment statué seul sur le caractère opportun ou non d'une attaque contre le monstre. Comment êtes-vous... ? Que faites... ? Qui... ?

-Ah, désolé, je ne me suis pas présenté, répondit l'araignée. Je m'appelle Louis.

-Louis? s'étonna Grog. Mais c'est un nom... masculin, non?

-Je devrais être une entité féminine sous prétexte que j'ai la forme d'une araignée, c'est ça? répliqua Louis d'un ton glacial. Il y a des araignées mâles, tu sais? Ou alors il faut que je t'explique les mécanismes de la reproduction?

-Non, non, j'en ai une vague idée... répondit Grog d'une voix embarrassée. Mais... comment avez-vous réussi à suspendre la magie?

-Je suis le Démiurge, le Tisserand des Réalités, le Veilleur des Équilibres Enchantés, le Maréchal des Dimensions, répondit Louis sans cesser de faire jouer planètes et étoiles sur leurs trajectoires d'or et d'argent. Depuis le commencement des temps je suis celui qui tisse les liens qui donnent au multivers une vague cohérence.

Il y eut un long silence, troublé seulement par les grognements de contrariété de Louis, qui désespérait de faire fonctionner son astrolabe. Grog prit le temps de se rendre compte de qui il avait devant lui. Cette créature inconnue semblait considérer l'univers dans lequel il vivait comme le simple recoin d'un monde infiniment plus étendu. Lui qui se sentait déjà insignifiant dans Terra Tertia, il avait l'impression de ne même plus exister. Il trouva pourtant le courage de demander:

-Vous veillez à la cohérence du monde... Mais qui vous a chargé de cette mission?

-Personne, c'est une vocation. On ne se refait pas.

-Et les Archimages, alors?

-Des sous-traitants incapables! Comme souvent d'ailleurs. Si je m'écoutais je ferais tout moi-même, mais c'est mathématiquement impossible. Je n'ai qu'une infinité dénombrable d'incarnations, et une infinité non-dénombrable de mondes à surveiller! Former des collaborateurs adroits devient de plus en plus difficile ces derniers millénaires.

On entendit un déclic: quelque chose venait de s'enclencher dans l'astrolabe. Les planètes se mirent à se déplacer lentement toutes ensemble comme si un moteur caché les animait. Louis poussa une exclamation de victoire, et reprit:

-En temps normal l'apparition de hordes de revenants est un classique des mondes fantaisistes comme Terra Tertia. Ça stimule la circulation magique et c'est globalement bénéfique...

-Bénéfique? s'écria Grog. Mais il y a plein de gens qui meurent à cause de ça!

-Certes, mais c'est bon pour la magie. Et si c'est bon pour la magie, c'est bon pour vous tous! dit Louis d'un ton sans réplique.

Sur l'astrolabe, une lumière apparut au centre d'un petit globe de cristal.

-Enfin... reprit-il après un moment. Du moins tant qu'on respecte les règles. Les trois abrutis que j'avais nommés Archimages ici se sont mis en tête d'accroître l'activité magique bien au-delà des limites autorisées pour une histoire de rivalité avec Çaroulemal, un autre Archimage... C'est à vous faire douter les vertus de l'émulation!

-Les vertus de...? Vous voulez dire que c'est vous qui créez ce genre de rivalité? demanda Grog, frappé d'un soudain éclair d'intelligence.

Le Tisserand des Réalités acquiesça, puis soupira:

-Où se situe la frontière entre un sain esprit de compétition et une mêlée hargneuse de chiens enragés? Grande question.

-Alors en fait les Archimages ne sont pas là pour protéger Terra Tertia?

-Ah, si! le corrigea Louis. Ça fait partie du cahier des charges... jusqu'à ce que ça parte en vrille, comme cette fois. Ils ont abattu tous les gardes-fous les plus élémentaires, comme la non-reproductibilité des zombis! Les vampires je ne dis pas, ils ont toujours besoin de sang frais et puis ils sont tous torturés, fragiles et agoraphobes... Mais, pas les zombis! Jamais de l'éternité!

Le globe de cristal scintillait tout en tournant sur lui-même. Sa lumière se reflétait sur les surfaces dorées des autres corps célestes.

-Inévitablement, reprit le Démiurge, la dérégulation des influx magiques a engendré la crise à laquelle vous avez assistée.

-Une... CRISE? hurla Grog. Tous les Tabula Rasaiens sont morts et vous appelez ça une CRISE?!?

-Ben... Oui, pourquoi? répondit calmement Louis, sans comprendre ce qui motivait la colère de l'aventurier.

-Nous ne sommes vraiment que des pions sur... sur un... un...

-Un échiquier?

Furieux comme il ne l'avait encore jamais été, Valor acquiesça. Le Maréchal des dimensions réfléchit un instant puis répondit:

-On peut voir ça comme ça... si l'échiquier est infini, non-euclidien... et si les pions se déplacent tous seuls.

Sans laisser à Grog le temps de réflechir, il désigna d'une chélicère le petit globe de cristal qui émettait toujours une jolie lumière un peu tremblante, comme celle d'un feu-follet.

-Mon propre pouvoir est limité, Grog le Guerrier. La plupart des immortels ont surtout le pouvoir de provoquer des catastrophes. Moi j'ai en plus celui de les réparer... de temps en temps. Tu vois ce petit globe brillant? C'est Terra Tertia.

-Ah bon? Ça ressemble à ça? demanda l'aventurier malgré sa colère.

-Non, C'EST ça. Enfin, c'est une sorte de... de mémoire d'un état passé de Terra Tertia, à un instant précis.

-Ah, je comprends! s'écria Grog. Vous allez nous faire revenir dans le temps, c'est ça?

-Mais qu'est-ce qu'ils ont tous avec le temps? dit Louis d'un ton qui trahissait un profond agacement, bien antérieur à sa rencontre avec Grog. Non, rien de tout ça, je vais seulement recréer cette situation, et vous faire repartir tous de là.

-Vous voulez dire... Comme si rien ne s'était passé?

-Exactement. Sauf que j'appointerai de nouveaux Archimages. Sinon personne n'aura le moindre souvenir de ce qui s'est passé. Sauf toi, évidemment.

-Pourquoi moi?

-Parce que tu connais mon Vrai Nom.

-Euh... Louis, c'est bien ça?

Le Veilleur des Équilibres Enchantés acquiesça en saisissant le globe de cristal entre ses chélicères. L'aventurier reprit:

-Vous ne craignez pas que je me mette à tout raconter?

-Raconter quoi?

Ce fut un instant rare dans la vie de Grog le Guerrier: il se rendit compte de lui-même que sa question était stupide. Il résolut d'en poser une autre, qui lui paraissait plus pertinente:

-Et... Cet instant précis... C'est quand exactement?

-Tu te souviens du jour où tu as mangé de la laitue carnivore?

Le guerrier fronça les sourcils:

-À l'Auberge du Marcassin Doré? Quand je revenais vers Tabula Rasa en sortant des Marais du Silence?

-Voilà. Ce jour-là, tu as commandé du cervelas de Gobelin sur lit de laitue.

La douleur qui avait noué ses entrailles la nuit suivante l'avait tant marqué que l'aventurier n'eut aucun mal à se remémorer cet épisode particulièrement pénible de sa vie aventureuse. Quod Barh n'avait jamais marqué la laitue carnivore, et les pires monstres étaient décidément ceux qu'on devait affronter hors des horaires habituels...

-Ça me dévorait de l'intérieur, dit-il d'un ton sinistre. Il a fallu m'ouvrir le ventre pour... Attendez! Vous ne pouvez pas tout recréer juste avant, en ce cas?

-Juste avant quoi?

-Avant que je passe commande... Je vous en supplie!

Et ce fut avec un plaisir secret que Grog commanda le museau de Gnoll en vinaigrette à la place du cervelas de Gobelin sur son lit de laitue. Lui-même en train de déguster du mou d'Orque, Valor le Sage ne put s'empêcher de dire de son éternel ton caustique:

-De nous deux c'est moi le carnivore, patron. Tu aurais dû prendre le cervelas, au moins il y a un peu de crudité avec!

Grog sourit sans répondre et but d'un trait la chope de bière que la serveuse venait de lui apporter.

La jeune fille avait toisé son équipement misérable avec mépris avant d'aller se précipiter à la rencontre d'un aventurier vêtu d'une armure complète dont le métal rutilait au soleil de midi. La bière avait ce goût rance et parfumé qui indiquait que la réserve était proche des fosses d'aisance. Grog sentait sa chair tiraillée par les blessures qu'il avait reçues et il savait qu'il tirerait des trophées que contenait son sac même pas assez d'or pour rembourser ses frais. Il songea que Mismaya serait bientôt plus inaccessible que jamais.

Tout était revenu à la normale. Il était à nouveau le pire aventurier qui fût à Tabula Rasa, et peut-être dans tout Terra Tertia.

Caressant la tête de son chat qui se surprit à ronronner par réflexe avant de le griffer, il dit à haute voix à ce monde qui ignorait son terrible passé:

-Pollux! Que la vie est belle!