Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre neuvième : Un Nain peut en cacher un autre


Par Nikos Leterrier


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Le thé était presque aussi noir que les autres clients de l'auberge. Grog y déposa les sucres enchantés et touilla le tout d'un geste lent et solennel.

-Tu mets du sucre dans le thé!? s'écria son voisin.

Grog se retourna: c'était Krixor, un Nain aventurier qui était d'ordinaire célèbre pour être particulièrement soigné de sa personne. Il était toujours vêtu d'un étincelant haubert de mailles qui moulait parfaitement son corps musclé et démentait le surnom pourtant tenace de "chétif de l'espace" dont la rue Tabula Rasaienne l'avait affublé à cause de ses débuts difficiles dans la profession.

Personne ne connaissait le vrai visage de Krixor, car il n'ôtait jamais son heaume, mais tous savaient qu'il appartenait à une secte naine très particulière, dont les - très rares - membres ne buvaient jamais d'alcool... et s'interdisaient même la bière. En revanche, boire du thé était pour eux un acte sacré, et le sucrer une inacceptable hérésie.

Grog eut un moment de panique: ce Nain bagarreur avait une fois grièvement blessé de sa hache un aventurier qui avait ajouté un nuage de lait à son thé... Mais même Krixor n'était plus en état de châtier l'hérésie. Comme tous les aventuriers présents ici, il n'était plus que l'ombre de lui-même. Sa magnifique double hache reposait près de lui, inerte elle aussi. Remarquant que l'une de ses lames était brisée, Valor le Sage intervint pour détourner son attention:

-Qu'est-ce qui est arrivé à ta hache, Krix? Un crâne de zombi trop solide?

L'expression du Nain passa soudainement de la colère à la mélancolie. Les yeux embués de larmes, il répondit d'une voix brisée:

-Même pas... Le mur derrière le zomb... Et maintenant que toutes les forges naines sont fermées... Je ne pourrai jamais la faire reforgeeeeeeeer!

Le malheureux Nain se mit à sangloter dans sa pinte de thé, en affectant ainsi le goût amer et cendré pourtant sacré à ses yeux. Même Grog comprit à cet instant que l'infortuné aventurier ne s'était pas remis du raccourcissement de son arme favorite, et que désormais tout lui était égal, jusqu'au respect de ses convictions les plus chères.

Grog tenta de le réconforter maladroitement sans cesser de touiller son thé:

-Mais tu sais, ta hache est très bien comme ça aussi... Je veux dire... De toutes manière tu n'utilises qu'un seul côté non?

Le Nain sortit subitement de son apathie pour lever vers le guerrier un regard furieux:

-Ce n'est pas une question d'usage! La double hache, c'est... C'est bien plus qu'une arme! Ses deux lames sont comme les deux versants d'une montagne, les deux entrées d'une mine, la dualité intrinsèque de l'âme, c'est...

Il s'effondra à nouveau et poursuivit sa harangue d'une voix chevrotante, entrecoupées de sanglots douloureux:

-Sans... Sans mes deux lames je... Un nain qui n'a... qu'une hache simple n'est... n'est qu'un demi-Nain! Une lavette, une loque! Tout juste bon à... à faire peur aux Gobs! Et encore... même pas... aux Elfes plutôt!

Son discours se fit de plus en plus incohérent et se perdit en une suite de borborygmes entrecoupés de renvois bruyants. Grog préféra se taire. Comme lui disait jamais son père: ne jamais s'interposer entre un Nain et sa cuite. Les sucres enchantés étaient enfin dissous dans son thé si controversé. Il avala le tout et dit la formule magique consacrée:

-Aÿnok Oun Ngfouh!

La magie parcourait son corps comme un souffle chaud et comblait les lacunes de son ignorance. Près de lui Valor le Sage laissa tomber sur le comptoir une trousse de cuir qu'il tenait dans sa gueule.

-Vas-y: ouvre-la et donne-moi le nom de chaque outil et explique m'en l'usage en détail.

La trousse était marquée d'un écusson représentant deux clefs croisées entourées de la devise suivante: "Ce qui est à toi est à moi, ce qui est à moi est à moi", symbole de la Caméra, la très puissante Guilde des Voleurs. La présence de cet écusson était un gage de qualité: il signifiait que c'était du matériel homologué pour le cambriolage par les experts de la Guilde. Grog siffla d'admiration:

-Mazette! Tu ne t'es pas fichu de moi, Val.

-Ne te fais pas d'illusion patron. J'ai volé cette trousse de crochetage à un certain Goupil...

-Tu les as volés! Mais...

-Quoi encore?

-On ne vole pas des outils de voleur... C'est une question d'éthique! Les Caméristes vont me pendre par les...

-La Caméra doit être comme le reste de la ville à l'heure qu'il est, patron! Et si ça te rassure Goupil n'en a plus besoin: il doit être le seul larron de Tabula Rasa à avoir renoncé au crime par pure incompétence! Allez, trève de palabres: le Soleil s'est déjà couché.

Grog obtempéra et ouvrit la trousse. Elle contenait des modèles de passe-partout ainsi que de longues et fines baguettes métalliques de formes diverses. Grog en saisit une d'un geste qui était devenu familier par la vertu des Xyps, bien qu'il n'en eût jamais touché auparavant, et dit d'un ton assuré:

-La queue de dragon.

Valor le Sage acquiesça, le guerrier poursuivit, prenant à chaque fois un outil différent:

-Le nez de sorcière, le bec d'aigle, le pied de biche...

Une fois qu'il eût reconnu tous les outils, Valor le Sage sauta sur le sol et lui dit:

-Parfait Patron! Maintenant allons mettre cette fameuse chance des débutants à l'épreuve.

-La chance des débutants? C'est quoi, ça, Val?

-L'effet miraculeux de l'ignorance de la difficulté réelle d'une tâche avant de l'entreprendre. Ça marche d'autant mieux que la tâche est désespérée.

Le chat gratta à la porte, que Grog ouvrit lentement, s'attendant à tout. La rue était déserte, silencieuse et obscure. Un silence de mort s'était abattu sur la cité avant que l'enfer nocturne se déchaînât.

-Quoique le terme "désespéré" doive peut-être être redéfini ces temps-ci... murmura le félin en prenant la direction de la Tour Blanche, suivi par son maître.

-Au fait, Val? Comment savais-tu si je donnais les réponses correctes? Tu t'y connais?

-Mismaya avait apparemment sucré le lait qu'elle m'a donné il y a trois jours, répondit le familier. Elle a dû se tromper de sucrier... C'est très mauvais pour les dents, en tous cas.

On disait que la Tour Blanche était faite de la même roche que la Lune. C'était peut-être vrai, à la voir si lumineuse et resplendissante, indemne du chaos à l'oeuvre. Grog le Guerrier et Valor le Sage s'engagèrent à pas feutrés sur le pont qui menait à l'île où la Tour était érigée. Le pont était désert, hormis une silhouette debout sur la rambarde, d'une immobilité de statue. Tournée vers le fleuve, c'était une jeune femme, vêtue de blanc comme la tour, ses longs cheveux flottant au vent...

-Mismaya! s'écria Grog.

Le zombi tourna lentement la tête et fixa l'aventurier de ses yeux vides. Des larmes de sang noirci avaient coulé sur ses joues livides. Elle avait la beauté des sinistres idoles des Elfes Noirs. Ses lèvres étaient figées dans un rictus qui évoquait une atroce parodie du sourire si chaleureux qui avait fait d'elle la serveuse la plus populaire du Gras et Salé.

-Non, non, patron. Ce n'est pas elle... mentit Valor le Sage d'une voix mal assurée.

Il s'attendait à voir son maître devenir fou de rage ou s'effondrer de douleur, au lieu de quoi il l'entendit dire sur un ton terriblement calme:

-Tais-toi Valor, je t'en prie.

Grog ne l'appelait jamais par son nom complet. La voix tremblait à peine, elle était bien posée, mais quelque chose avait changé à tout jamais chez l'aventurier. Il ajouta en s'adressant au revenant qui s'était à nouveau détourné pour contempler l'eau du fleuve, obéissant l'une de ces obsessions mystérieuses qui hantaient parfois les non-morts:

-Je vais arranger tout ça, Mismaya. Je te le promets. Je les y forcerai s'il le faut.

Puis, à la stupeur de son familier, le guerrier reprit son chemin d'un pas décidé jusqu'au pied de la Tour. Rejoignant son maître au galop, le chat lui dit:

-Attends, patron! Les glyphes...

Ils étaient devant la lourde porte de fer qui marquait l'entrée de la Tour. Grog sortit la trousse de cuir contenant les outils de crochetage tandis que son familier prononçait les mots permettant de désactiver les défenses magiques. Valor le Sage sentit que Smog n'avait pas menti: la porte était redevenue une simple porte et il ne restait plus qu'un verrou ordinaire à faire coulisser. D'un signe de tête, le chat indiqua à son maître qu'il pouvait commencer.

Trop confiants en leurs pouvoirs magiques les Archimages ne s'étaient guère préoccupés de faire poser une serrure complexe ou piégée. Grog parvint sans difficulté à ouvrir la porte, qui s'ouvrit vers l'intérieur sans aucun bruit. La première salle était vide, hormis quelques bancs de bois et une tapisserie représentant le premier conclave qui avait jadis rassemblé tous les Grands Mages. Un escalier en colimaçon permettait d'accéder aux étages supérieurs.

Grog referma la porte dont les gonds jouèrent à nouveau sans le moindre grincement. Puis ils écoutèrent le silence de la Tour Blanche qui ignorait les rumeurs de la cité, le crépitement des flammes et les hurlement des derniers vivants dévorés vifs par les revenants. Ils distinguèrent pourtant les paroles d'une discussion animée provenant des étages supérieurs. Valor le Sage tendit ses oreilles pointues: un homme et une femme semblaient se disputer.

Tandis qu'ils gravissaient à pas de loups les degrés de l'escalier, et traversaient des pièces inoccupées, meublées d'étagères aux rayonnages vides et de coffres béants, les termes de la discussion se firent plus clairs:

-... Mais tu n'arriveras jamais à faire rentrer l'astrolabe géante là-dedans! disait la femme.

-Parce que tu t'y connais en topologie n-dimensionnelle, peut-être? répliqua l'homme.

-Te mettre à pieds joints dessus pour la faire rentrer me paraît assez tri-dimensionnel, en tous cas! renchérit son interlocutrice. Et puis je n'ai jamais aimé cette astrolabe de toutes manières!

Valor le Sage et Grog le Guerrier étaient arrivés à l'avant-dernier étage de la Tour, et ils pouvaient entendre le couple se disputer juste au-dessus d'eux.

-Bien sûr! Pour une fois qu'il y a quelque chose que MOI j'aime ici, Madame veut s'en débarrasser!

-Franchement, mon pauvre Sandalf, elle est d'un vulgaire... reprit la femme.

-Vulgaire!? s'écria Sandalf d'un ton scandalisé. Ce sont mes collègues du Conclave Suprême Inter-Dimensionnel qui me l'ont offert quand j'ai pris ma retraite...

-... pour te remercier de tes trois cents ans de bons et loyaux services, je sais! Avant de te flanquer au placard ici, à Terra Tertia!

-Morlane! Je t'interdis de dire ça, tu entends! Il s'agissait d'une simple réorientation de mes attributions dans un contexte plus adapté à l'épanouissement de mes compétences...

-Ben voyons! ricana Morlane. En attendant tu te retrouves coincé à la Tour Blanche de Tabula Rasa, et ce crétin de Çaroulemal, lui qui se morfondait ici, se trouve bombardé à ta place! Et c'est toi te retrouves... "embouteillé" comme il disait, à son ancien poste! Moi j'appelle ça une mise au placard! Si seulement tu t'étais un peu défendu!

-Ou si seulement je n'avais pas fait une dépression à cause de...

-Ça y est! Ça va ENCORE être de ma faute! C'est TOUJOURS de ma faute, avec toi! Même le goût de Schyotth de tes faux-derches de collègues!

Le ton montait suffisamment pour que Grog pût demander à son familier:

-Schyotth?

-Un clan d'Orques qui s'habillent de manière affreuse, de manière à terrifier leurs adversaires en combat, murmura le chat. Comme les Zaddoh ou les Thyhnn.

-Euh, dites, mânes... fit soudainement la voix de Rastaroth, qui se trouvait manifestement auprès des deux protagonistes.

-Silence, Ras! lui intima Morlane. Reste en dehors de tout ça!

-C'est-à-dire que... insista Rastaroth en vain.

S'engagea alors une nouvelle discussion dans laquelle Sandalf vantait les performances de son astrolabe géante, qui indiquait la position des étoiles dans tous les univers parallèles possibles. Morlane quant à elle arguait de l'inutilité complète d'un tel objet quand on est de toutes manières relégué dans un univers de seconde zone. Rastaroth enfin essayait désespérément d'en placer une. Pendant ce temps, Valor le Sage fit mine de s'engager sur le dernier escalier qui les séparait de la pièce où se déroulait l'affrontement. Grog voulut le retenir:

-Euh, c'est privé, Val. Peut-être que...

Le regard que lui lança son familier suffit à lui faire changer d'avis. Ils entrèrent ensemble dans la salle d'un pas décidé.

C'était la Coupole de la Tour Blanche. Au-dessus il y avait seulement deux piliers en forme de croissants entre lesquels crépitaient des éclairs bleus et blancs, chargés d'énergie magique. La lumière qui peu de jours auparavant dominait fièrement la ville à la manière d'un phare était presque éteinte, mais brillait encore assez pour illuminer la Coupole par les hauts vitraux colorés, qui représentaient les monstrueuses chimères nées jadis de l'imagination coupable des premiers sorciers.

Sandalf et Morlane portaient la même longue robe blanche et les mêmes gants noirs. Ni l'un ni l'autre ne portait en revanche le voile traditionnel dont ils se revêtaient pour parler aux simples mortels. Leurs visages n'avaient pas d'âge, et leur corps était tant saturés de magie que leurs yeux étaient devenus presque intégralement blancs, comme leurs chevelures maintenues en longues nattes qui allaient jusqu'au sol. Leur statut d'Archimage était si évidente qu'il offrait un constraste cocasse avec la position dans laquelle les trouvèrent les deux compères.

Sandalf se tenait debout sur un énorme sac de toile grise qu'il essayait de faire rentrer dans un coffre de bois serti, manifestement trop petit, mais qui recelait certainement des dimensions insoupçonnées. Le sac contenait apparemment un complexe instrument de métal soigneusement emmitoufflé de charpie pour le protéger. Non loin de lui, Morlane se versait un verre d'un vain clairet tout en criant:

-Voilà bien la conclusion de notre carrière! J'en suis réduite à observer mon époux éprouver le caractère exagéré de l'appellation: "coffre de contenance infinie"! Archimage, certes! Mais pas fichu de décoder le baratin d'un vulgaire commerçant gnome!

Toute à son exaspération, elle n'avait même pas remarqué les deux intrus. Rastaroth, assis sur l'une des dernières chaises restantes, fit un signe d'impuissance désolée aux deux héros dont l'entrée courageuse se révélait un parfait bide.

-Multidimensionnel, soit, mais certainement pas infini! continuait Morlane tandis que son époux pétrissait patiemment son sac en sautillant dessus, dans l'espoir de le voir entrer dans le coffre.

-Pourquoi pas infini? renchérit Sandalf. Tant qu'à utiliser des nouvelles dimensions...

-Et ça parle de topologie! ricana Morlane. Je rêve! Ces dimensions n'ont rien de nouveau! Elles sont hors de notre champ de perception commun parce que presque écrasées, mais elles existent, et ont la même matérialité que les autres. Si grande que soit la contenance de ce coffre à la manque, elle est nécessairement bornée! Sinon il aurait fallu une infinité de matière pour le construire, et...

Elle s'interrompit brusquement: les deux nouveaux arrivants venaient d'entrer dans son champ de vision. Le silence se fit soudainement.

-Alors vos Éminences, on prend la poudre d'escampette? s'enquit Valor le Sage.

-Non, ça ils l'ont laissée, intervint Rastaroth en riant. Ils ont un problème de place...

Voyant les regards ahuris de ses interlocuteurs, Rastaroth haussa les épaules et reprit d'une voix contrariée:

-Ben quoi? Un nécromant n'a pas le droit de blaguer, c'est ça?

Manifestement déçu, il se leva et entreprit d'allumer sa pipe en ronchonnant. Valor le Sage se gratta la gorge pour réattirer l'attention sur lui et reprit:

-Tabula Rasa s'enfonce un peu plus chaque jour dans le néant tandis que ses protecteurs, les trois Archimages...

Le chat s'interrompit un instant et demanda sur le ton de la simple curiosité:

-Tiens au fait, où est le troisième? Il est déjà parti?

-Ah, Dawid? répondit Sandalf. Il devrait déjà être de retour, mais il est toujours à la bourre.

À cet instant précis une silhouette courtaude apparut de nulle part au beau milieu de la pièce. Le troisième Archimage se matérialisait peu à peu pour rejoindre ses collègues en fuite...

-Krixor? s'écria Grog, abasourdi.

En effet, c'était le Nain buveur de thé rencontré une heure auparavant qui venait d'apparaître, tenant encore sa hache brisée.

-Krixor? C'est ton pseudonyme quand tu vas t'encanailler, Dawid? lui demanda Morlane d'un ton sarcastique.

-Son nom de rue complet est "Krixor le chétif de l'espace", intervint Valor le Sage, qui revenait peu à peu de sa surprise: il s'était attendu à tout en entrant dans la Tour Blanche, mais certainement pas à un Archimage jouant les aventuriers mélancoliques!

Tandis que Morlane éclatait de rire Dawid-Krixor, troisième Archimage de Tabula Rasa, après un instant de stupeur, se retourna vers ses collègues, furieux:

-Qu'est-ce qu'ils font ici ces deux vauriens!? Depuis quand un aventurier de seconde zone et le sac à puces qui lui tient lieu de fam' peuvent-ils accéder au Saint des Saints de la cité? Avez-vous complètement perdu l'esprit? Ou bien entre-t-on désormais ici comme dans un moulin!? Ma couverture est à l'eau si ces deux ratés sont au courant!

-Bah, nous partons de toutes manières, Dawid, dit Sandalf en reprenant son piétinement laborieux.

-Pas de sitôt, à mon avis, dit Morlane. Pas tant que Môssieur fera une fixette sur cette astrolabe à la mords-moi le Gob'!

-Encore en train de vous disputer? demanda Dawid d'un ton soudainement conciliant, comme s'il avait affaire à deux enfants. Allons, allons... je sens beaucoup de mauvaises vibrations, aujourd'hui. Pourquoi entacher l'harmonie de votre mariage par...

-La ferme! dirent en choeur les deux intéressés, ainsi que Rastaroth.

-Euh... Dites? dit Grog, essayant d'attirer l'attention des mages. Nous sommes venus pour...

-Votre Éminence, le coupa son familier en s'adressant à Dawid, comment un Nain devient-il Archimage? Vosu n'êtes pas normalement un peu... limités de ce côté-là?

Dawid se retourna vers le chat et le fusilla du regard. Marchant sur le félin en levant sa demi-hache d'un air menaçant il lui répondit:

-Voilà bien les préjugés contre lesquels je me susi battu toute ma vie! Les Nains sont trop stupides pour faire de la magie, c'est ça? Tout juste bons à trancher du Gobelin, à gueuler des chansons paillardes, à rouler des mécaniques avec une hache à la main et à enrichir les brasseries, c'est bien ça? C'est bien ça l'archétype du Nain, je n'ai rien oublié?

Le Nain était si effrayant que Valor le Sage se réfugia derrière les jambes de son maître, tout son poil hérissé au point de le faire doubler de volume. Grog, qui avait toujours eu un problème avec le second degré, crut nécessaire de répondre:

-On dit aussi en général qu'ils sont très susceptibles...

-SUSCEPTIBLES!?! explosa Dawid, prêt à fendre le crâne du guerrier.

-Respire, mânes, intervint Rastaroth en posant sa main sur son épaule et en lui proposant sa pipe. Tire une taffe, tiens.

Le Nain abaissa son arme et suivit le conseil du nécromant, qui poursuivit:

-Le chemin est encore long jusqu'à l'émancipation des Nains, c'est un peu comme moi avec mes blagues. Mais fendre le crâne de notre nouvel ami n'aidera guère à lutter contre l'archétype du Nain prompt à la violence...

-Si vous saviez... reprit Dawid à l'intention des deux visiteurs d'une voix encore tremblante de rage. J'ai dû me montrer dix fois meilleur que les autres Mages pour réussir. Encore aujourd'hui je dois parfois montrer mes artefacts pour qu'on me laisse entrer dans les dimensions privées du Conclave!

-Au temps pour moi, au temps pour moi, votre Éminence, dit Valor le Sage d'un ton faussement contrit. Mais en ce cas, pourquoi cette double vie?

-Euh... C'est-à-dire que... balbutia Dawid en échangeant un regard gêné avec Sandalf. C'est une manière de me tenir informé de la vox populi, tout ça...

-Ce n'est pas plus simple par magie? insista le félin.

Un silence embarrassé s'ensuivit, que Morlane rompit assez rapidement:

-C'est bien plus simple que ça, sac à puces! Notre ami Dawid a lutté pour devenir Archimage, certes, mais depuis... il s'ennuie! La morale de l'histoire est sans doute qu'en effet les Nains peuvent devenir mages, mais qu'ils n'en ont tout simplement aucune envie. C'est ballot, non?

Elle voulut se servir un dernier verre, mais la carafe de cristal qui contenait le vin était vide. Gromellant un juron sans doute blasphématoire contre une divinité lointaine et inconnue à Tabula Rasa, elle projeta la carafe contre l'un des vitraux. Cristal et verre se brisèrent dans un fracas assourdissant.

-Voilà les Archimages de Tabula Rasa, Grog le Guerrier et Valor le Sage! dit-elle en écartant les bras. Un Nain qui a raté sa vocation de Pourfendeur de Trolls, un modèle d'autruche qui ne veut pas voir le placard dans lequel on l'a jeté, et son épouse, trop flemmarde et velléitaire pour refaire sa vie! Trois minables, trois ratés même pas fichus de venir à bout d'une horde de revenants!

Se laissant tomber sur une chaise, elle se mit à pleurer.

-Je vous dois beaucoup, c'est sûr, conclut Rastaroth en tirant sur sa pipe. D'ailleurs, ne vous sentez pas obligés de partir! Morlane, au lieu de refaire ta vie, tu ne veux pas faire ta non-vie?

Pour toute réponse Morlane plaça une main sur ses yeux. Un éclair de lumière intense apparut au niveau du nécromant, éblouissant toutes les autres personnes présentes, un bruit de claquement fit trembler les murs de la Tour et brisa quelques vitraux. Quand Grog récupéra l'usage de la vue, il vit Rastaroth en train de se relever péniblement, ses longs cheveux crépus figés en étoile autour de son crâne, lui faisant une sorte d'énorme casque spérique.

-Reste souple, mânes... dit le nécromant encore tout agité de tressautements électriques. Tu pouvais me te contenter de me foudroyer du regard, j'aurais compris aussi bien... Ouille!

-Tu ne devrais pas me provoquer, dit Morlane d'un ton sinistre, tout en séchant ses larmes. Tu sais que j'ai le pouvoir de te tuer... vraiment, jusqu'aux derniers lambeaux de ton âme immortelle. Je peux te rendre au néant, là d'où même toi ne pourras jamais revenir.

Rastaroth acquiesça tout en essayant de mettre de l'ordre dans sa tenue que la foudre avait réduite en guenilles.

-Qu'est-ce qui vous retient, au fait? intervint Valor.

-À quoi bon? dit Dawid en haussant les épaules. Ce mauvais sujet est incapable de défaire ce qu'il a fait. Tabula Rasa est fichue de toutes manières. À terme c'est Terra Tertia toute entière qui va sombrer.

-Alors personne ne le châtiera pour ses crimes? s'emporta Grog, révolté. Avez-vous à ce point renoncé à votre rôle d'Archimages!?

Il y eut un silence perplexe. Les trois Archimages échangèrent quelques regards puis Sandalf expliqua d'un ton aimable au guerrier:

-Notre rôle n'est pas de rendre la justice, Grog le Guerrier, mais de veiller à la pérennité et la viabilité des mondes magiques, en l'occurrence de Terra Tertia.

-Ça n'a rien à voir avec la justice, commenta Dawid. Parfois même c'est carrément contradictoire. La justice c'est votre affaire.

-"Notre" affaire? demanda Valor le Sage.

-Vous les mortels, quoi... conclut Dawid.

-Nous les mortels... dirent en choeur Grog et son familier.

Il y eut un très lourd silence, jusqu'à ce que Rastaroth intervînt:

-Vous frappez pas trop, mânes. Ce qu'ils veulent dire, c'est que me tuer ne changera rien. Terra Tertia est condamnée, et ils sont incapables de sauver le monde dont ils avaient la charge. Une fois partis on leur donnera à surveiller un autre monde, un peu plus facile qu'Terra Tertia... comme le village dans les nuages, le Pays des Schtroumfs, le Wow...

-Oh, non, pas le Wow! gémit Sandalf qui avait renoncé à faire entrer son astrolabe géante dans le coffre de voyage et était en train de tirer sur le sac pour l'en décoincer.

-C'est bien tout ce que nous méritons! dit Morlane. À leur place je n'hésiterais pas!

-Une éternité d'ennui dans une garderie géante... murmura Dawid en blémissant.

-Ce n'est pas pour rien que même son nom évoque un bâillement! ricana Morlane.

D'un mouvement brusque, Sandalf réussit à dégager son sac et s'écroula avec dans un grand bruit de ferraille. Enfin libre, le coffre se referma tout seul d'un coup sec. Morlane se leva en soupirant un ostentatoire "enfin!" et joignit ses mains pour former un cercle.

L'espace d'un instant tout les bruits furent étouffés et l'air se chargea d'une étrange odeur de cendres. Puis une porte apparut soudainement au milieu de la pièce. Elle était faite d'un bois sombre et noueux, mais son embrasure et ses gonds étaient d'or pur, afin d'en interdire le passage aux démons. Les runes gravées sur la serrure indiquaient des destinations que les méandreux replis des dimensions non-euclidiennes rendaient à la fois proches et inaccessibles. Tirant de son corsage une petite clef d'or, Morlane l'introduisit dans la serrure et en fit jouer le verrou.

Lorsqu'elle en repoussa le battant Grog s'attendit à voir un monde au-delà de toute imagination (de la sienne tout au mois) se découper dans l'embrasure brillante de la porte, mais au lieu de cela il vit seulement son familier, qui était resté de l'autre côté de la porte.

-La lumière ne passe pas par le portail, l'informa Valor le Sage.

Puis en deux bonds il planta ses griffes dans l'ourlet de la robe de Morlane et lui demanda:

-Peut-on savoir où vous comptez aller?

-Quelque part où les parallèles se rejoignent, dit Sandalf en envoyant le chat à travers la pièce après l'avoir arraché de l'habit de son épouse par la peau du cou.

-Tu m'as fait un accroc, crétin! râla Morlane.

Elle s'apprêtait à passer la porte, mais Grog s'interposa, sa hache à la main:

-Vous n'avez pas le droit! Vous ne pouvez pas partir comme ça!

Sandalf, qui tenait le coffret sous son bras, et Dawid, toujours muni de sa hache brisée, s'approchèrent à leur tour. Se voulant conciliant, Sandalf dit:

-Laisse-nous passer, Grog le Guerrier. À quoi bon nous retenir? Nous ne pouvons plus rien pour Terra Tertia

-C'est ce que nous allons voir! Moi je pense que vous n'avez pas vraiment essayé! Alors vous allez vous y mettre, par la queue de Pollux!

-Qu'elle soit toujours plate! ajouta Valor en ressortant du coffre béant où il avait atterri.

-Tant que... Tant que vous n'aurez pas sauvé Mismaya, vous ne partirez pas d'ici! conclut l'aventurier, plus déterminé que jamais.

-Écarte-toi, lui répondit simplement Dawid.

Grog sentit ses jambes se mouvoir seules, et l'éloigner de la porte contre sa volonté. Il voulut crier, les insulter, mais sa langue se colla à son palais. Sous le regard doré de son familier, lui aussi immobile mais plus par précaution que par un envoûtement quelconque, les trois mages disparurent dans l'embrasure de la porte et la refermèrent soigneusement derrière eux. La hache que Grog leur lança se planta dans le bois de la porte, puis retomba à terre lorsque la porte disparut à son tour, restituant ainsi la topologie originelle de la salle.