Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre huitième : Fidèle Castor, le héros de la Révolution Cubique


Par Nikos Leterrier


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-Ce n'est pas de ma faute! dit le premier.

-Ce n'est pas de ma faute! dit le deuxième, presque simultanément.

-Je n'y suis pour rien! dit un troisième avec un temps de retard, soucieux de ne point être en reste.

Valor le Sage s'adressa à ce dernier d'un ton sans réplique:

-S'il y a quelque chose de sûr à ce stade de l'enquête, patron, c'est bien ça. Tu n'y es pour rien, tout le monde est d'accord là-dessus. Pour ces deux loustics en revanche...

Le chat désignait ainsi Magrog et Faf, ligotés chacun à une branche différente de l'arbre où ils étaient toujours perchés. C'était le seul moyen de les empêcher de s'entre-tuer. Les deux idoles des jeunes de Tabula Rasa avaient été si désireuses à s'entre-égorger qu'il avait été particulièrement aisé pour Grog le guerrier de les mettre hors de combat l'un et l'autre.

-C'est lui qui nous a commandé les zombis! cria Magrog en montrant Faf du menton. C'est lui qui a tout commencé! Je n'ai fait que mon petit commerce...

-T'étais bien content de prendre mon or, fumier! répliqua le bouillant Capitaine. Mais tu m'as trompé sur la marchandise! Ils étaient censés être non-reproductibles! Je ne pouvais pas imaginer...

-Oh, par les moustaches de Pollux (qu'elles soient toujours longues!) la paix, vous deux! feula Valor le Sage. J'essaie de réfléchir.

En effet sa queue avait pris sa forme caractéristique en point d'interrogation. L'autorité naturelle du félin intima le silence aux trois hommes présents. Un peu honteux d'avoir dû le ligoter, Grog n'osait pas regarder son frère dans les yeux. Celui-ci gardait de toutes manières la tête baissée, sous le poids de la culpabilité qui l'écrasait. Après un silence il dit d'une voix geignarde:

-C'était seulement pour payer le mariage... Mismaya voulait la meilleure robe de chez Krystian Doryphore... Je ne pensais pas que... je ne pouvais pas savoir que Rastaroth me trahirait!

Il y eut un nouveau silence, puis Faf crut nécessaire de parler à son tour, comme s'il était face à ses juges:

-Moi c'était juste pour... Pour le prestige la Garde! Quelques zombis pour faire un peu peur, pour que les gens prennent conscience de l'importance de notre travail. Comme ça les Archimages auraient été obligés de débloquer des fonds pour accroître nos effectifs. J'avais le fétiche, je les contrôlais. Normalement il n'y aurait pas dû y avoir de morts, bon... Quelques bavures, c'est vrai, mais seulement des tire-laine, des minables, des mendiants, des rebuts de la société!

Voyant que Valor l'observait d'un oeil fort sévère, il éleva la voix, comme pour donner plus de poids à ses arguments:

-Normalement tout aurait dû se terminer très vite! Mais le jour du mariage de l'autre salopard, ils sont revenus... et je ne les contrôlais pas, ceux-là! J'ai eu beau arrêter tous les nécromants...

-Rastaroth manquait toujours à l'appel, l'interrompit Valor.

-Rastaroth! dirent les deux prisonniers en choeur. C'est lui le vrai coupable!

-Et c'est bien le seul sorcier de Tabula Rasa qui n'ait pas été brûlé en place publique, conclut le félin. Cocasse, non?

Il s'étira, fit ses griffes sur le bois de la branche où il se tenait, et reprit:

-Je ne suis pas ici pour vous juger, mauvais drôles. Nous autres félins avons évolué depuis longtemps bien au-delà de notions primitives et puériles comme celles du Bien et du Mal. En revanche j'essaie de comprendre ce qui s'est passé. Si je résume vous avez déclenché la fin de Tabula Rasa, et peut-être - qui sait? - de Terra Tertia toute entière, par le simple jeu de vos petites combines du niveau des intrigues d'un pensionnat religieux pour filles.

Le lourd silence qui suivit acquiesça d'un air gêné.

-Qui l'eût cru? conclut Valor le Sage. L'Apocalypse sera le fait de la bêtise des mortels plutôt que de la colère des Dieux. Voilà qui ouvre le champ à une toute nouvelle théologie...

-Grog! dit Faf. Libère-moi, ensemble nous retrouverons ce félon de Rastaroth et...

-Euh... Pas question! répondit le guerrier qui luttait pour résister à la voix dominatrice et charismatique du Capitaine, et contre son propre sentiment de respect pour le personnage qu'il avait été. Tu... Tu dois répondre de tes crimes! Tu resteras mon prisonnier jusqu'à ce que je puisse te remettre à la Garde, et...

Il s'interrompit.

-Euh... C'est vrai ça, Val, on fait comment quand c'est le Capitaine de la Garde qui est coupable?

-Aucune idée, patron, répondit le chat d'un ton indifférent. Et de toutes manières on s'en fiche.

Choqués par une réponse aussi désinvolte face à un dilemme juridique de cette ampleur, Grog le guerrier et ses deux prisonniers restèrent silencieux un long moment. Après avoir réfléchi un instant, Valor le Sage se dit en voyant leurs expressions défaites et scandalisées qu'une fois de plus la franchise ne payait pas. Il se força à improviser une réponse:

-On nomme un nouveau capitaine j'imagine... Les Archimages s'en chargeront certainement.

-Mais alors... demanda Grog tandis que l'idée se formulait péniblement dans son esprit. Mais dans le cas où les Archimages eux-mêmes sont coupables... qui les arrête?

Valor le Sage allait répondre: "Les Dieux ou une quelconque entité immortelle" et désamorcer l'inévitable question suivante par un: "Et PERSONNE n'arrête les dieux" préventif. Au lieu de quoi il resta un long moment la gueule entrouverte, tandis que sa cervelle et sa queue tournaient à plein régime.

-Tu ne vas pas me croire, patron, reprit-il d'une voix inspirée, mais tu viens de me donner une idée.

À l'instant même où il prononçait ses mots, Valor le Sage ne se doutait pas qu'il était observé à la surface d'une boule de cristal qui reposait sur un coussin de velours noir, loin de la Forêt des Songes. Après un long moment, Rastaroth ôta ses longs doigts de la boule et dit simplement:

-Le chat a convaincu son maître de rebrousser chemin apparemment.

Son interlocutrice, une femme vêtue d'une longue robe blanche et voilée des pieds à la tête comme si elle n'était qu'un mannequin recouvert d'un drap pour le préserver de la poussière, posa une main gantée de noir sur l'épaule du dernier nécromant de Tabula Rasa et lui demanda d'une voix douce:

-Qu'a fait Grog de ses deux... prisonniers?

-Il les traîne derrière lui encordés, dirait-on, répondit Rastaroth en prenant un raisin dans le plateau de fruits posé près de lui. Ils ont pris la direction de Tabula Rasa. M'est avis qu'ils seront de retour d'ici peu.

-Quelles sont leurs intentions? demanda son interlocutrice. Ne peux-tu lire les pensées du familier?

-Aucune magie, Madame, aucune sorcellerie en ce monde et l'autre, ne permet de savoir ce qui se passe dans la tête d'un chat, répondit Rastaroth en souriant. Il y a de très anciennes lois contre lesquelles même les Dieux sont impuissants.

La femme se rapprocha de la fenêtre d'où l'on pouvait voir la ville. L'incendie encore vivace éclairait mieux la cité que la Lune timide qui venait de se lever. Elle aimait l'odeur du brûlé et la respirait tout en songeant que les Dieux se nourrissaient des fumées des sacrifices. Sans doute cet incendie serait-il étouffé comme les précédents, mais d'autres naîtraient plus tard, et ce tant qu'il y aurait quelque chose à consumer encore.

-Combien sont-ils cette nuit? reprit-elle.

-Près de trois milliers, mânes... On a passé le seuil critique.

-Quel seuil?

-Celui où ils sont plus nombreux que les vivants.

Rastaroth prit une pomme et la coupa en deux. Un ver s'agitait dans d'une des deux parts et étendait sa tête aveugle vers la moitié saine.

-Les morts sont toujours plus nombreux que les vivants, dit la femme en tournant ce qui devait être son visage vers le nécromant.

-Je ne parle pas des morts en général, mânes. Mais de ceux qui marchent. Jamais encore ce n'est arrivé, nulle part dans l'infinie multitude des univers que les anciens mages s'escrimaient à dénombrer en vain. Jamais encore les revenants n'ont été plus nombreux que les vivants. Mais Terra Tertia est un monde si petit, si fragile... que l'impossible s'y est réalisé.

Mastiquant avec délectation la partie pourrie de la pomme, pour les protéines et le petit goût de la fermentation, Rastaroth eut un sourire d'enfant émerveillé. Il avait la conscience de vivre un moment à nul autre pareil.

-Et tu les contrôles tous? demanda la femme d'une voix dont le tremblement trahissait l'inquiétude qui la taraudait.

Surpris par la question, Rastaroth répondit:

-Les contrôler? Mais non, mânes. Je n'en contrôle aucun. À quoi bon d'ailleurs? Ils se débrouillent très bien tous seuls.

Son interlocutrice reçut cette nouvelle comme un coup. Elle qui craignait que certains des zombis n'échappassent au contrôle de Rastaroth, constatait que PERSONNE ne contrôlait ce monstrueux fléau qui s'était abattu sur Tabula Rasa et Terra Tertia toute entière. Cédant à la panique osudaine qui l'envahissait, elle se mit à balbutier:

-MaisMaisMais... Mais pourquoi? Pourquoi les avoir créés si... Si tu ne les contrôles pas?! Depuis quand les nécromants...

-Ah je te reconnais bien là, mânes, répondit Rastaroth en feignant la colère.

Il se leva, fit mine de se draper dans une invisible dignité textile, et prit une voix d'histrion pour répondre fort théâtralement:

-Je m'élève contre ces archétypes réducteurs! Voir derrière chaque nécromant un mage désireux de lever une armée de zombis pour asseoir son pouvoir et fonder une dynastie maudite, c'est... tout simplement scan-da-leux! Nombre d'entre nous sont d'honnêtes citoyens désireux seulement de...

Il cessa son jeu grotesque et désigna d'un grand geste le chaos qu'on voyait à l'extérieur:

-De réaliser leurs rêves! Comme tout un chacun.

Prenant la femme tétanisée par l'épaule selon son geste coutumier il lui souffla à l'oreille:

-Je sais, ô Dame Archimage, que lorsque vous m'accueillîtes au sein de votre Tour, vous espériez que je portais en moi l'antidote du venin qui corrompt votre joli monde. Une fois tous les mages enfin disparus, une fois enfin seuls à pratiquer votre art, vous pensiez m'utiliser pour lever la malédiction, mais... mais je ne le puis. Et si vous êtes assez puissants pour me soumettre entièrement à votre volonté, il vous est en revanche impossible de me conférer un pouvoir que je n'ai pas.

Sa voix se fit chatoyante, presque intime, tandis que l'Archimage se tordait les mains de désespoir, incapable de parler:

-Bientôt j'aurai enfin la réponse à la question que je me pose depuis toujours...

Il y eut un silence puis il reprit d'un ton de reproche:

-Et bien alors? Vous n'êtes guère curieuse, Votre Éminence! Votre indifférence me blesse plus que je le souhaiterais. Puisque c'est comme ça je ne vous dirais pas pourquoi je rêve de cet instant depuis toujours. Le franchissement du Seuil...

Relâchant son étreinte sur l'Archimage qui se laissa tomber à terre et se mit à sangloter de rage. Tâtant ses poches pour trouver le peu de tabac drolatique qui lui restait, il dit en manière de conclusion:

-À retenir pour votre prochaine vie, Madame: méfiez-vous des rêves d'enfants. Ils finissent toujours pas se réaliser.

Diantre, se dit-il, vivre dans une ville en flammes et ne pas avoir de feu, c'est un comble! Il chercha des yeux machinalement son familier Smog, un ravissant microdragon qui avait le pouvoir très pratique de cracher une flamme juste assez forte pour allumer sa pipe. Suis-je bête, se dit-il, c'est vrai qu'il m'a quitté.

Rastaroth ignorait que Smog était en fait très proche de la Tour Blanche des Archimages où il avait trouvé refuge. Dans le cellier de l'Auberge du Gras et Salé une réunion secrète avait lieu, à laquelle Smog participait activement.

Entre les fûts de chêne et dans l'odeur douceâtre des vapeurs de bière et de vin mélangées s'était rassemblée une foule étrange et bigarrée. Il y avait Esmeralda la mygale, immobile sur la surface de l'un des fûts, agitant parfois comme à son habitude ses chélicères pour désengourdir son corps velu. Il y avait aussi Brünehilde, la taupe, qui s'était presque entièrement enterrée dans le sol en terre battue du cellier, et suivait les débats de la seule oreille qui émergeât encore. Bianca et Gilbert formaient un couple très contrasté, perchés sur la même poutre mais pas dans le même sens, l'une blanche comme du lait frais et l'autre noir comme du charbon.

Mais ce n'était pas tout, il y avait aussi Cobra, le... le cobra alcoolique, lové autour d'une bouteille presque vide, Babette la panthère noire, qui avait considérablement maigri, Rodolfo, le caméléon qui d'ordinaire se parait de couleurs vives choisies avec le souci d'une élégance un peu tapageuse, et maintenant se distinguait à peine du mur gris derrière lui. Presque tout ce que Tabula Rasa comptait encore de familiers aux abois, privés de maître, s'étaient rassemblés ici, jusqu'au malheureux Sakana, toujours dans son bocal.

Même l'orgueilleuse famille des Honteux-Zéconfus, tous corbeaux et familiers de père en fils depuis des siècles, et accoutumés à ne servir que l'élite de la profession, était présente. Les temps étaient décidément très durs pour les familiers, en ces temps troublés où les mages avaient une espérance de vie singulièrement courte.

En temps normal, à la mort de son maître, un familier se contentait d'attendre que l'un des Archimages lui attribuât un nouveau poste. Mais depuis l'arrivée du Fléau, le chômage frappait la communauté des familiers, ou des "assistants thaumaturgiques personnalisés" comme les désignaient le jargon administratif de la Guilde des Héros. Plus que la mort soudaine et brutale de leurs maîtres, l'inaction à laquelle ils étaient condamnés les avait plongés dans une sinistre mélancolie qui se lisait dans leurs yeux éteints.

Ils étaient rassemblés pour écouter l'un d'entre eux. C'était un orateur à qui très peu d'entre eux prêtaient attention jusqu'alors. Mais quand Smog le microdragon, qui jouissait d'un certain crédit auprès des autres familiers de par la célébrité de son maître, avait organisé la réunion, ils avaient tous répondu à l'appel.

-Camarades! dit l'orateur avec passion. Le fléau qui frappe Tabula Rasa aujourd'hui vous a privé de vos emplois! Vous errez sans but dans les rues de cette ville abandonnée aux morts-vivants! Je sais que la plupart d'entre vous souhaitent retrouver au plus vite un nouveau maître, et veulent encore croire au système...

Confortablement assis sur sa monumentale queue plate, l'orateur était un castor et répondait au nom de Fidèle. Ce familier d'un genre nouveau affirmait avoir rejeté la fonction que les Archimages voulaient lui imposer et militait activement depuis toujours pour l'émancipation de sa classe. Peut-être le fait de partager la forme que l'on donnait à Pollux, le Créateur Suprême, l'avait-il convaincu de sa destinée prophétique. Considéré d'ordinaire avec une condescendance amusée par les autres familiers, il était soudainement devenu un guide spirituel à la faveur des récents événements.

-Les mortels sont incapables de combattre les crises magiques que leur bêtise entraîne! Ils voudraient nous faire croire que nous ne pouvons pas vivre sans eux, et nombre d'entre vous le pensent!

Un nouvel auditeur arriva en silence. Il se glissa en-dessous d'un fût pour accéder directement à la tribune d'où parlait Fidèle. Personne, même pas l'orateur, ne parut remarquer son manège.

-Des siècles de servitude ont aliéné votre conscience, Camarades! continuait Fidèle. Mais le glas de l'esclavage a sonné! Il est temps de reprendre le contrôle de notre propre destinée! Refusez l'exploitation du familier par le mage! Refusez les divisions artificielles qu'ils ont créées entre vous, fondées sur la nature des magies pratiquées par vos maîtres. Familiers de toutes les magies unissez-vous!

Tandis qu'une clameur particulièrement cacophonique - étant donné les natures des auditeurs - s'élevait pour acclamer l'orateur, Smog entendit derrière lui une voix sinistrement familière lui dire:

-Je pensais trouver Fidèle, mais c'est encore mieux: je tombe directement sur toi...

Smog se retourna et reconnut Valor le Sage, qui l'observait derrière ses paupières mi-closes. Des flammèches sortirent de ses naseaux, ce qui était chez lui en général signe de surprise ou de colère, et en l'occurrence des deux à la fois.

-Val! dit-il d'une voix couverte par celle de Fidèle. Que viens-tu faire ici?

-Me renseigner sur... la Révolution Cubique? répondit Valor le Sage qui écoutait d'une oreille le discours de Fidèle.

"... car elle doit se faire simultanément selon les trois directions de notre asservissement: magique pour rompre le lien vous unissant à votre maître, matérielle pour vous donner les moyens de subvenir vous-même à votre subsistance et enfin mentale, et c'est le plus ardu..."

-Te fiche pas de moi, Val, murmura Smog. T'en as rien à faire de la Révolution Cubique.

-Toi non plus il n'y a pas si longtemps, Smog, répliqua calmement le chat. Tu vouais le pauvre Fidèle aux gémonies, tu prévoyais même de le faire supprimer pour complaire aux Archimages...

-La ferme! lui intima Smog en regardant d'un air inquiet autour de lui. Crache le morceau plutôt: qu'est-ce que tu veux?

-Savoir où est Rastaroth.

-Aucune idée.

-Pas à moi, Smog... Tu sais que je suis très doué pour percevoir les liens magiques. Et en dépit de ta conversion au cubisme tu...

Le félin avait un peu haussé la voix. Smog reprit, tout en jetant des regards affolés autour de lui:

-Je ne peux pas te le dire! Rastaroth me tuerait!

-Et tu ne veux pas claquer la porte, petit malin. Tu as raison: au cas où ça tournerait mal pour Fidèle...

Valor le Sage eut un regard presque emprint de sympathie pour le Castor en concluant:

-... tu seras toujours du côté du manche. Mais pour l'instant mieux vaut qu'aucun trouble-fête ne fasse courir le bruit que tu n'as pas rompu ton lien avec ton maître, non? Toi le héros en second de la Révolution Cubique!

-D'accord, t'as gagné: la Tour Blanche! murmura Smog. Il est sous la protection des Archimages.

-Et le code pour passer les glyphes de garde?

-Tu fais chier...

-Je sais, je suis un chat, mais...

-C'est le code, crétin.

Quelques instants plus tard Valor le Sage grattait à la porte de ce qui avait dû être une taverne, à en juger par l'enseigne rédigée en plusieurs langues qui gisait à terre, plantée dans le corps d'un zombi fraîchement décapité. Quelqu'un entrouvrit la porte et le nez suspicieux de Grog apparut dans l'entrebâillement. Le guerrier fit entrer son familier non sans avoir inspecté la rue de ses yeux rougis par le manque de sommeil et soulignés de profondes cernes par l'habitude d'un destin si souvent contraire.

Quelques autres personnes avaient trouvé refuge dans la grande salle de la taverne. Ils n'avaient pas comme Grog passé deux jours et une nuit à marcher sans arrêt, mais ils dormaient bien peu. Ils avaient barricadé la salle et transformé les longues tables en lits de fortune. Chaque fois que l'un d'entre eux s'abandonnait au sommeil, il se réveillait en sursaut moins d'une heure plus tard, hurlant comme un damné et frappant au hasard de son arme autour de lui. C'était devenu si fréquent que plus personne n'osait plus dormir armé. Les anciennes légendes disaient que le Sommeil était le frère de la Mort et que la Douat et le monde des Rêves étaient étrangement proches... et de fait les revenants semblaient envahir jusqu'aux cauchemars des derniers survivants de Tabula Rasa.

On y buvait toujours de la bière et du vin mais plus personne n'y chantait. Désormais prisonniers de leur propre cité, ils attendaient la mort avec angoisse. Même les mots se faisaient de plus en plus rares entre eux, comme si le désespoir les rendait peu à peu muets. En entrant, Grog avait salué, mais personne ne lui avait répondu. Même l'entrée de ses deux prisonniers toujours ligotés n'avait suscité aucun commentaire. La célébrité n'était plus rien désormais.

-Alors? demanda Grog à son familier qui bondit sur le comptoir du bar pour y nettoyer une arête encore pourvue de quelques reliefs de chair de poisson cuite.

-Alors j'avais raison, Rastaroth est bien en cheville avec les Archimages. Cette nuit nous pénétrons dans la Tour Blanche.

-Mais... et les glyphes de protection magiques?

-J'ai le code.

-Mais... Ça sera fermé à clef, non?

Valor le Sage laissa tomber l'arête, et demanda, plus consterné que jamais:

-Tu veux dire que tu ne sais même pas crocheter une porte?

-Attends! Il me reste mes Xyps! s'écria Grog en sortant de sa poche les sucres que Nhaÿldyn l'Elfe Noire lui avait donnés quelques jours auparavant.