Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre sixième : Autodafé


Par Nikos Leterrier


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La jeune fille se débattait de toutes ses forces. De ses doigts fragiles naissaient des éclairs fugaces, mais elle ne parvenait pas à mobiliser le peu de pouvoir qu'elle avait pour se défendre.

-Capitaine! s'écria l'un des gardes qui la tenait. Elle veut nous lancer un sortilège!

-Empêchez-la! répondit Faf. Liez-lui les mains ou...

-Brisez-lui les doigts! cria quelqu'un dans la foule.

L'idée fut aussitôt reprise comme un slogan par la foule vengeresse. Les revenants frappaient chaque jour. Et chaque jour on devait retourner la terre du cimetière pour inhumer une de leurs victimes. Nul ne savait qui les commandait, mais la foule voulait du sang.

Faf avait réagi avec une promptitude qui faisait l'admiration de tous. Il avait arrêté tous les mages qui de notoriété publique pratiquaient la nécromancie. La malheureuse jeune fille qu'il était venu tirer du lit de si bon matin et sur qui la foule lançait des ordures, s'appelait Iridiana. Bien que modeste couturière de son métier, elle s'était mise en tête d'étudier la magie et tout le monde savait qu'elle était l'une des disciple de Rastaroth le nécromant.

Rastaroth hélas restait introuvable en dépit des meilleurs efforts de la Garde. Mais il fallait arracher le mal à la racine et purger la cité des fauteurs de trouble. Tous les livres de nécromancie ainsi que tout simplement ceux dont la couverture s'ornait de symboles funèbres avaient été rassemblés sur la Grand' Place pour un autodafé en règle.

Tandis qu'un garde maintenait les mains de la jeune Iridiana à plat sur un mur, le Capitaine Faf frappa du pommeau de son épée pour écraser les doigts de la malheureuse apprentie-sorcière, qui hurla si fort que le Garde qui la tenait eut un geste de recul et la lâcha. Elle essaya de s'enfuir mais la foule la repoussa vers les Gardes et Faf lui rompit les doigts de l'autre main de la même manière, sous les acclamations des citoyens.

Iridiana était d'ordinaire une jeune fille solitaire et silencieuse, mais ce jour-là on entendit sa voix jusqu'au-delà des remparts et - qui sait? - peut-être même jusqu'en haut de la Tour Blanche des Archimages. Mais si les sages qui veillaient sur la cité l'entendirent, ils ne se manifestèrent point. Iridiana était seule, comme elle l'avait été toute sa vie durant, seule contre tous. Ses yeux verts chargés de peur et de haine se posaient sur ses bourreaux pour les maudire, mais son pouvoir était bien trop faible encore.

-Au feu! scandait la foule en colère tout en se dirigeant vers la Grand' Place. Au feu les nécromants!

Les gardes amenaient sur la les derniers livres qu'ils avaient pu trouver, qui pour la plupart traitaient de tout sauf de nécromancie. Mais savoir lire n'était nullement indispensable pour faire partie dans la Garde de Tabula Rasa. On avait dressé un bûcher pour les livres et pour trois nécromants ligotés à des poteaux installés à la hâte. L'air était sec et le soleil se levait à peine. La flamme serait haute.

Une femme vêtue de rouge attendait tout particulièrement la dernière condamnée. Elle avait rasé ses longs cheveux blonds en signe de deuil et tenait dans sa main droite un flambeau. C'était l'épouse du défunt Grand Prêtre de Baor, tué par un revenant au cours du mariage de Magrog. Ses yeux rougis par les larmes brillaient d'un feu plus vif que celui qu'elle tenait.

Baor lui-même allait venger la mort son époux. Elle ne dormait plus depuis le jour des noces Magrog, mais elle savait que cette nuit, elle connaîtrait enfin le repos.

Faf ligota lui-même Iridiana au quatrième poteau et s'adressa à la foule:

-Au nom de la Garde de Tabula Rasa, j'assume pleinement mon rôle de défenseur de la cité. Vous avez peur, citoyens! Mais bientôt le fléau qui s'est abattu sur notre cité prospère ne sera plus qu'un souvenir! Nous traquerons les coupables jusqu'en Enfer s'il le faut!

Redescendant au niveau de la veuve sous les acclamations, il ajouta:

-À Dame Viola ici présente revient l'honneur d'allumer ce bûcher, au nom de Baor le Purificateur!

La foule exprima son approbation par un mugissement puissant qui fit trembler les murs des maisons à l'entour. Ils trépignaient d'impatience, les yeux fixés sur la flamme qui dansait au bout du brandon tenu par Dame Viola, désormais Grande Prêtresse de Baor.

-Et que nos ennemis m'entendent! reprit le Capitaine. Ce bûcher n'est que le premier! Il y en aura d'autres! Nous n'aurons de cesse que la menace des arts maudits soit définitivement éradiquée!

Puis, sous un tonnerre d'acclamations, il se tourna vers Dame Viola, qui plongea la torche dans le bûcher, prononça quelques mots dans la langue liturgique du dieu du feu et les flammes grandirent en quelques secondes comme si le bois avait été du soufre.

-C'est moche pour Iridiana, mânes, dit Rastaroth. Elle était motivée. L'eût pu devenir une mage correcte.

Allongé dans un hamac, le nécromant observait la scène de la terrasse de la villa de Magrog où il avait trouvé refuge. De là où il était on avait une vue magnifique sur la ville et notamment sur la Grand' Place. Les rayons du Soleil levant jouaient avec la lumière des flammes. C'était un spectacle superbe, seulement perturbé par les cris de douleur des condamnés.

-C'est tout ce que tu trouves à dire? répondit Magrog d'une voix qui trahissait son exaspération.

-Tu parais contrarié, mânes, dit Rastaroth en tirant sur sa pipe avec un sourire moqueur. Est-ce parce que des apprentis--sorciers à peine plus doués que ton imbécile paient pour nous ou parce que Faf te vole la vedette?

Cédant soudainement à la colère qui l'animait, Magrog tira sa hache de sa ceinture et fit mine de l'abattre sur le mage qui ne cessa pas de sourire et le fixa avec une lueur gourmande dans le regard. Son familier, un serpent aux écailles mordorées, était lové autour de son cou à la manière d'un collier et le regardait aussi de ses yeux couleur de rubis, ses crocs visibles dans sa gueule entrouverte. Le guerrier préféra finalement détourner sa rage vers une table basse en bois qui se brisa en trois morceaux sous la violence du coup.

-Il s'agit bien de Faf! dit Magrog en donnant un coup de pied dans ce qui restait de la table. Il faut faire quelque chose, Rastaroth!

-Comme aller voir Faf en lui disant: "C'est moi le responsable"? Pas de problème, mânes, ça va certainement bien se passer.

Magrog considéra son paisible complice d'un oeil noir, puis se laissa tomber sur le sol de pierre de la terrasse. prenant sa tête entre ses mains, il demanda au mage:

-Comment peux-tu rester tranquille? Tu ne vois pas ce qui se passe?

-D'ici j'ai une belle vue, mânes.

-Tu te crois très fort, hein? Tu crois qu'ils ne te trouveront jamais ici, c'est ça? Parce que c'est chez moi?

Le mage fit quelques ronds de fumée et répondit de son ton si désespérément égal:

-Quelque chose me dit que Faf ne tient pas à me capturer... Qui sait ce que je pourrais raconter?

-Comme quoi? demanda Magrog, interloqué.

-Il n'y a qu'une manière de le savoir. Mais je crois que notre vaillant Capitaine n'en a pas envie.

Les condamnés avaient enfin cessé de hurler. L'air était lourd d'une odeur de viande grillée et la foule, enfin repue, écoutait en silence le crépitement du bois et le froissement de la peau humaine en train qui se détachait des corps. Désireux de rompre ce calme meurtrier, Magrog reprit:

-Et ça ne t'inquiète pas plus que ça que les gens de Tabula Rasa détestent les nécromants? Que tout le monde vous craigne comme la peste?

-Mais justement, mânes, répondit Rastaroth en souriant. Les gens DEVRAIENT avoir peur de nous... au point même de ne pas oser prononcer notre nom. Aurais-tu oublié qui nous sommes? Les mages de la Mort, ceux qui volent aux dieux eux-mêmes les âmes des défunts, ceux qui violent les lois les plus anciennes qui soient en profanant les sépultures. Nous sommes...

Une lueur plus noire encore que n'étaient ses yeux d'ordinaire était apparue dans le regard du mage. Sa voix avait pris une sonorité sinistre et rocailleuse qui évoqua à Magrog les mythiques souterrains des tombeaux où reposaient les dieux innommables qui avaient enseigné l'art mortifère aux premiers nécromants. Rastaroth savait que Magrog voyait en cet instant ces lieux maudits, car il projetait ce souvenir dans l'esprit de son complice. Contrairement à nombre de nécromants, il s'y était rendu en personne, et avait déchiffré les runes de la langue des morts telle que les rois nécromants du passé l'écrivaient. Il ajouta en baissant la voix, tandis que son serpent se glissait au sol en sifflant afin d'aller prendre le Soleil:

-C'est de là que nous venons, Magrog. Même le dernier des nécromants ratés comme ton frère a senti sur son visage le souffle empoisonné des dieux maudits. La magie n'est pas un outil, ni un animal domestique. La magie s'impose. Au-delà des volontés mêmes de ceux qui la pratiquent.

Il se leva de son hamac et conclut en respirant à pleins poumons l'air pestilentiel qui s'était étendu sur toute la ville sous l'éclatant Soleil matinal:

-Iridiana et les trois autres le savaient.

Après avoir tiré les dernières bouffées de sa cigarette, il demanda, sur un ton radicalement différent:

-Au fait, ton frère Grog, que devient-il?

Magrog haussa les épaules. Son raté de frère aîné était bien le cadet de ses soucis. À cet instant précis pourtant Grog le guerrier marchait d'un pas décidé dans la rue longeant la villa de son frère, à contre-courant de la foule qui convergeait vers la Grand' Place. Juché sur son crâne en un équilibre instable, Valor le Sage lui demanda:

-Peut-on savoir où tu vas, Patron? Tu es resté muet depuis que tu as dessaoulé, et franchement ça m'inquiète.

-Loin! répondit Grog le guerrier. Loin de cette ville, de ses mariages et de ses revenants! Loin des monstres et des Xyps, je vais chercher la Vérité!

Le chat perçut dans la voix de l'aventurier un trémolo enthousiaste et mystique qui ne présageait rien de bon. Il était bien temps d'être touché par la grâce.

-Et où comptes-tu la chercher, exactement? demanda le félin.

-Dans les grottes sous-marines des plages de nacre! répondit Grog, tendant la main vers le nord. Là on dit que vivent des ermites, des sages qui ont renoncé aux vanités du monde des apparences pour... pour...

Grog cherchait ses mots. Magnanime, Valor le Sage lui souffla:

-Pour élever leur esprit vers un autre monde, fait de sérénité et de jardins de sable? Un monde sans souffrance et sans questions qui font mal au crâne?

-Ouais, voilà! répondit Grog. Mais tu le dis mal... Il paraît qu'ils sont même au-delà des besoins en nourriture et en eau! C'est une histoire d'énergie tellurique positive, tout ça quoi...

Ils venaient de franchir la Porte Nord et Grog foulait d'un pas décidé le sable immaculé des plages de nacre. Il dépassa le puits au lucioles sans un regard pour ce lieu qui faisait le bonheur des amours commençantes et le malheur de certains couples officiels. Le guerrier n'avait plus l'esprit à l'amour.

-J'ai compris, Val! reprit-il, d'un ton inspiré. J'ai toujours échoué en tout ce que j'ai entrepris parce que je suivais une voie qui n'était pas la mienne! En refusant d'exaucer mes désirs, les Dieux m'ont orienté vers ma véritable destinée: une vie libérée du désir.

Arrivé au pied des imposantes falaise qui étendaient leurs bras de pierre blanche vers la mer, il entreprit d'escalader des rochers couverts d'algues. La proximité de toute cette eau - salée qui plus est - commençait à rendre Valor le Sage fort nerveux.

-Patron, patron! implora le chat. Si tu vas par nous risquons d'être piégés par la marée haute! Nous ne pourrons pas revenir avant...

-Je n'ai pas l'intention de revenir.

Pour la première fois de sa vie Valor le Sage ne trouva rien à répondre. Son instinct lui criait pourtant de persuader le guerrier de changer d'avis mais il ne trouvait pas ses mots à son tour. Son maître le posa à terre devant lui et lui dit, d'une voix empreinte des accents dramatiques d'un noble renoncement:

-Val, il est temps de nous quitter. Tu trouveras d'autres aventuriers dont tu pourras être le familier. Avec moi de toutes manières tu ne serais pas allé bien loin... Tu te plaignais toujours des quolibets des autres familiers, et bien tu pourras prendre ta revanche en t'attachant à un héros digne de ce nom, comme...

-Ce n'est pas comme ça que ça marche, patron! dit le félin qui avait retrouvé sa langue. Il faut que tu clamses pour que je sois libre! Sinon tu penses bien que je ne serais plus ton familier depuis longtemps!

-Ah bon? répondit le guerrier chez qui l'habituelle expression de carpe mijotée aux petits oignons remplaça aussitôt le noble regard fixé vers les inaccessibles horizons des paradis mystiques. Ben, euh... C'est ennuyeux, alors...

-Je ne te le fais pas dire, patron! feula Valor le Sage. Quoique si tu restes ici et que tu comptes sur les flux d'énergie tellurique pour subvenir à tes besoins, tu ne vas pas faire long feu. Mais moi non plus en attendant!

-Mais, euh... Il y a du poisson ici, tu pourrais pêcher...

Le chat se posa une patte sur les yeux en implorant silencieusement Pollux, le Castor Céleste, de mettre fin à son existence d'une manière aussi prompte et indolore que possible. Il se voyait déjà dans un paradis félin conçu à son intention, loin des préoccupations bassement matérielles lui aussi, sirotant un bol de crème et entouré d'innombrables chattes dansant pour lui... quand il remarqua la grille.

C'était une grille de fer corrodé par l'eau et le sel. Elle condamnait l'accès à une grotte qui n'était accessible qu'à marée basse, et devait être noyée à marée haute. Des algues et des coquillages de la même couleur nacrée que le sable étaient accrochés aux barreaux. Interrompant la conversation avec son patron, le familier s'approcha de la grille en trois bonds.

-Val? s'enquit Grog en le suivant. Où vas-tu?

-Est-ce que tes fameux ermites ont l'habitude fermer leurs grottes à clef? demanda le chat en observant le verrou qui maintenait la grille close.

-Euh... Ben je ne sais pas trop... Je n'en ai jamais vu, tu sais. Mais j'imagine que... non.

Grog considéra la grille d'un air perplexe. Qui pouvait bien vouloir contrôler l'accès à une grotte inondée la moitié du temps? Il essaya de l'ouvrir, mais le verrou était poussé. Il s'apprêta à le faire sauter d'un coup de hache, mais Valor lui fit signe de tendre l'oreille. Par-dessus la rumeur de la marée on pouvait entendre les bribes d'une conversation... mais les mots étaient incompréhensibles, prononcés dans une langue inconnue.

-La langue des morts... murmura le chat. Ce sont des revenants ou des nécromants.

Se glissant entre les barreaux de la grille il progressa seul sur le sable humide. Ses yeux dorés brillaient dans l'obscurité. Le lien empathique entre le familier et son patron n'étant pas encore rompu, Grog pouvait, au prix d'un peu de concentration, voir par les yeux du félin et entendre par ses oreilles. Voir tout d'aussi bas était un peu déroutant mais il fit de son mieux. Le sol de la grotte remontait en pente douce vers un lieu sans doute assez haut pour être au sec en permanence.

Tandis qu'il s'approchait, Valor le Sage entendit plus distinctement les voix des interlocuteurs. Ces voix avaient des accents humains. Il ne pouvait s'agir de revenants. C'étaient donc des mages, et il en eut la confirmation en débouchant sur une haute grotte naturelle au centre de laquelle était posé un candélabre sur lequel brillaient plusieurs cierges.

À couvert d'un rocher, le chat put distinguer dans la pénombre les visages des hommes et des femmes assis autour du candélabre. Bien que très proche de la mer, la grotte ne sentait pas le sel. Le sable était parfaitement sec et l'endroit était embaumé d'odeurs rappelant... celles d'une maison. Valor le Sage pouvait sentir que nombre des personnes présentes dormaient depuis plusieurs jours au moins ici. Toutes de fait... sauf une, sauf la femme qui parlait à ce moment. Valor put cette fois comprendre ce qui se disait car elle utilisait la langue commune des hommes:

-Et vous comptez rester longtemps terrés ici?!

-Aussi longtemps qu'il le faudra, lui répondit un vieil homme assis dans l'obscurité.

Le chat reconnut cette voix: c'était celle de Pétracéphale, un ancien prêtre devenu mage nécromant. Tout le monde savait qu'il était le Grand Maître de la Guilde "De Profundis", la société pas si secrète que ça qui rassemblait les mages nécromants de Tabula Rasa. Dans une langue oubliée "Pétracéphale" signifiait "tête de pierre", et ce vieillard était connu pour son caractère têtu, que d'aucuns disaient borné.

-De Profundis laissera alors les siens se faire immoler sans réagir?! reprit la femme, appelant à témoin tous ceux qui l'entouraient.

Valor le Sage les distinguait à présent: tous les nécromants que la ville comptait encore étaient rassemblés dans cette grotte, ou presque tous... car Rastaroth manquait à l'appel. Mais les autres étaient bien là: outre Pétracéphale le chat reconnut Barbe-Ras, un jeune homme toujours mal rasé qui se faisait appeler Aigle Noir, Irmaÿl, une elfe noire qui prétendait parler aux morts depuis son enfance, Leif, le plus jeune mais peut-être aussi le plus doué, disciple personnel de Pétracéphale, et même Baka No Gaijin No Hidoi Nihongo No Namae... qui n'avait rien de plus spécial en lui que son nom.

Valor le Sage était naturellement physionomiste, mais il eût sans peine reconnu ces mages à leurs familiers, qu'il connaissait fort bien. Esmeralda, la mygale géante de Pétracéphale, était posée comme d'habitude sur son visage à moitié caché par la capuche de son long manteau noir, et donnait l'impression de parler à un homme aux traits monstrueux. Gilbert, la chauve-souris qui était échu par une ironie particulière des Archimages à l'intention d'Aigle Noir, voletait paisiblement en aveugle dans la voûte. Bianca, la chouette effraye d'Irmaÿl lissait son plumage, perchée sur l'épaule de sa maîtresse.

Il y avait même Sakana, l'unique poisson qui eût jamais été familier d'un mage, que le malheureux Baka No Gaijin No Hidoi Nihongo No Namae devait transporter avec lui en permanence dans un bocal. Sakana avait de magnifiques écailles noires et blanches et on le disait capable de lire les pensées des mortels. Pourtant on disait que les Archimages avaient maudit à leur manière le jeune nécromant en lui imposant un familier de cette espèce.

Le plus dangereux des collègues de Valor le Sage en cet instant était sans aucun doute Brünehilde la taupe, posée sur le genou de Leif. Si elle était presque aussi aveugle qu'Esmeralda ou Gilbert, elle avait en revanche un odorat remarquablement subtil, et elle sentirait sa présence assez vite. Il n'avait pas intérêt à s'éterniser dans le coin.

Si les quatre mages fugitifs et leurs familiers étaient connus de Valor le Sage, il en était tout autrement de cette femme qui les incitait à sortir de la clandestinité. Puisqu'elle utilisait la langue commune, elle ne devait pas être nécromancienne, mais sa longue robe de soie bleue suggérait une magicienne:

-Vous croyez qu'ils s'arrêteront aux nécromants?! Bientôt tous les sorciers de Tabula Rasa auront à craindre pour leur vie! Vous ne comprenez pas que c'est un vaste complot qui nous vise tous et que nous devons faire front ensemble!?

-Un complot, certes, répondit Pétracéphale. Mais si mal ficelé qu'il éclatera au grand jour de lui-même.

-De lui-même, comment ça?

-Nous savons que Rastaroth a créé ces zombis, mais nous savons aussi qu'il l'a fait sur commande, expliqua Pétracéphale. Quelqu'un a utilisé cet abruti pour monter un complot visant à se débarrasser de nous, mais nous sommes comme la vermine, ma chère Clarencéa...

Tandis qu'il prononçait ces derniers mots Esmeralda se déplaça, et ses pattes velues semblèrent sortir du visage du Grand Maître comme des antennes. Il continua après un silence:

-Nous sommes plus forts que les vaines agitations des hommes. Une fois le complot révélé par nos soins, l'opinion publique se retournera en notre faveur.

-En votre faveur? demanda Clarencéa, surprise. Comment ça en votre faveur?

-Si la nécromancie a créé ce fléau, c'est aussi la nécromancie qui permettra de le résorber.

Clarencéa leva les bras au ciel, à la fois furieuse et découragée:

-Et en attendant vous restez ici, c'est ça? Tandis qu'ils tuent vos plus jeunes disciples? Des innocents qu'ils peuvent châtier justement parce qu'ils sont trop faibles pour pouvoir se défendre, et trop faibles pour avoir pu créer ce fléau! Pendant ce temps les vrais responsables sont à l'abri, c'est...

-Tout nécromant apprend un peu de médecine et de chirurgie, intervint Leif d'un ton pédagogue, et une des premières choses qu'on nous enseigne est qu'on n'opère jamais un malade à chaud, Dame Clarencéa. Armez-vous de patience.

-Mais... Mais par la queue plate de Pollux! Qui vous dit que vous serez même capables de faire face à ce fléau!? Vous êtes des nécromants, soit, mais les zombis se multiplient, c'est connu...

-Pas ceux-là, répliqua le Grand Maître d'un ton sec. Nous savons que Rastaroth a créé des zombis... non-contagieux, si vous voulez. Leur victimes ne les rejoindront pas.

Non loin de là, dans le cimetière où l'on venait d'inhumer les dernières victimes des attaques des revenants, des mains griffues creusaient la terre fraîchement remuée pour se frayer un chemin vers la surface.