Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre cinquième : Le sacrifice au dieu du feu


Par Nikos Leterrier


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On avait orné les statues noires de Baor de couronnes de fleurs qui avaient la couleur du sang. Le dieu du feu à la peau brûlée, fait de pierres ramenées des volcans de Kar Dal Mae, avait revêtu ses plus beaux atours pour accueillir ses adorateurs.

Représenté sous les formes de ses différentes incarnations: l´aigle, le scarabée et l´homme nu à tête de chacal, il dominait la foule venue l'honorer d'un regard d'or fondu. On avait allumé des brasiers en un nombre soigneusement calculé par les prêtres selon la position des étoiles car ils représentaient les flambeaux du ciel nocturne. Bien qu´absentes sous le Soleil de midi, elles devaient elles aussi bénir de leur radiance cette cérémonie.

Les chants psalmodiés par le Grand Prêtre étaient repris par la foule avec une ardente dévotion. Tant de voix s'élevaient dans l'air surchauffé du Temple de l'Aube qu'elles évoquaient toutes ensemble le hurlement cacophonique de quelque monstre disparu. Les voûtes, où des sculpteurs enthousiastes avaient capturé de divines et bucoliques aventures diines, datant des premiers émois de la création, résonnaient de toute leur force pour attirer l'attention du dieu du Feu.

Portant une longue tunique noire qui cachait ses pieds mais le laissait nu jusqu'à la taille, le Grand Prêtre saisit la dague de sacrifice de ses deux mains. Il l'éleva lentement jusqu'à hauteur de ses yeux, et la tint un long moment au-dessus de la victime propriatoire. Le chant cessa. La foule retint son souffle.

De part et d'autre du Grand Prêtre se tenaient un homme et une femme, faisant face à la foule comme lui. Vêtus l'un et l'autre de noir doublé de rouge en l'honneur du dieu, ils observaient avec attention les moindres gestes du Grand Prêtre, impatients de voir enfin s'abattre la lame sacrificielle, car ils attendaient cet instant depuis si longtemps.

Enfin la dague trancha la chair blanche de la victime, et la foule cria son approbation de toutes ses gorges déployées.

-À quoi est le gâteau? demanda nonchalamment Valor le Sage à sa voisine,qui regardait intensément la lame sacrée découper soigneusement des parts dans l'immense pièce montée matrimoniale qui lui faisait face.

-Voyons! répondit la dame, choquée de l'impertinence de la question. Amandes, miel et fruits rouges, comme toujours pour un gâteau de mariage en l'honneur de Baor!

Elle donna de sa main chargée de bagues de faux métal précieux un tape sur la tête du chat. Valor le Sage ne prit même pas la peine de protester: il s'agissait de Dame Philoména, mère de son patron et accessoirement du marié, le fameux héros Magrog. Dame Philoména avait une forte propension à frapper ou hurler sur tout ce qui se trouvait à sa portée, que ce fût de joie ou de colère. Un familier étant considéré, selon les lois de Tabula Rasa, comme une extension corporelle de son maître, il était vain de lui demander de ne pas le traiter comme elle traitait son fils Grog.

-Où est passé mon imbécile de fils? demanda la matrone de sa voix tonitruante.

-Lequel? demanda Valor le Sage sans aucune trace d'ironie.

-Mais ce raté de Grog, bien sûr! s'emporta Dame Philoména. Il doit encore être en train de rendre sa bière quelque part à Gaïtanne la Terre-Mère. Va le chercher, sac à puces! Rends-toi utile pour une fois!

Soupirant sous ses moustaches, le chat obtempéra en tâchant de mettre autant de nonchalance que possible dans ses mouvements, histoire de sauver l'honneur. Dame Philoména était bien l'unique personne au monde qui eût une quelconque autorité sur Valor le Sage.

Tout en se dirigeant vers la cour intérieure du Temple, où il avait vu pour la dernière fois Grog en compagnie effectivement d'un pichet de bière, il entendit la matrone ajouter à l'intention d'un quelconque voisin:

-Ce familier est un déshonneur pour la famille presque aussi grand que les échecs successifs de Grog! On dirait que plus Magrog s'élève vers les hautes sphères de la société Tabula Rasaienne, plus Grog s'enfonce dans la fange et le ridicule, comme par une sorte d'équilibre voulu par les dieux...

La voix tonitruante de Dame Philoména se s'éteint pour le dit familier que lorsqu'il fût près de la fontaine de porphyre rouge qui décorait la cour intérieure du Temple.

Tout mariage comprend invariablement un petit groupe de solitaires qui fuient les réjouissances collectives. Ce sont souvent ceux qui sont là malgré eux. Cette grandiose cérémonie ne faisait pas exception et la cour intérieure du temple, avec sa fontaine à sec et ses arbres brûlés par le Soleil, offrait un havre de silence gêné pour quelques parias.

Valor s'assit sur la tunique de cérémonie que Grog avait jetée à terre avant de s'étendre à l'ombre de la fontaine pour partager son chagrin avec une... non, trois jarres quiavaient dû contenir de la bière dans un proche passé.

Les yeux levés vers le ciel limpide, Grog prenait les dieux à témoin de son infortune d'une voix rauque d'homme ivre, et avec la cohérence syntaxique propre à l'ébriété:

-Parce que... Tu vois, moi... Moi je te respecte, Pollux... Castor Céleste... Mais toi tu... Quod Barh... Tout le monde se moque de... me croient pas même si je le dis... même que si que je le dis... Et puis Hilda... C'est quoi ce Minotaure? Tricheur, Magrog! Maman je te respecte, tu vois... Mais toi... Me crois jamais à rien de que ce dont auquel que je cause... Toujours moi le minable... Mais moi je te respecte, tu vois... Hilda minable... Pas foutue d'encorner mon frère... Même pas eu à le sauver... Magrog toujours rigole... Mais moi je le respecte!

Avisant son chat, le guerrier se retourna, un peu de vomi perlant à la commissure de ses lèvres:

-Val, c'est toi! Val, tu es mon ami... Mon meilleur ami...

Le chat se contenta de regarder son maître sans rien dire. Il avait déjà vu Grog soûl, mais jamais à ce point.

-Tu vois, moi... Moi je te respecte, Val... Mais toi... Toi... Mismayaaaaa!

Grog éclata soudainement en sanglots.

Convaincu de l'inutilité complète de toute forme de communication immédiate avec son maître, Valor le Sage entama le léchage particulièrement technique de ses pattes postérieures. Une soudaine et particulièrement intense odeur de bière aromatisée à l'ail l'interrompit: le Capitaine de la Garde, un des notables les plusimportants de Tabula Rasa, venait d'arriver et considérait le sanglotant Grog d'un oeil condescendant.

-Alors Capitaine? On est venu piller le buffet encore une fois? demanda le chat. Vous êtes comme ces pleureuses professionnelles qui sont de tous les enterrements et de tous les mariages.

L'officier eut un sourire édenté et tâta du bout de sa botte le corps de Grog, toujours secoué de tremblements.

-Moins que ton maître, apparemment, familier à la manque.

Jaugeant d'un oeil professionnel l'ivresse de l'infortuné guerrier, il ajouta:

-Il en tient assez pour que je l'embarque... Déjà que je pourrais le coffrer pour diffamation. Un petit séjour au cachot l'aiderait à dessaouler.

Valor le Sage eut envie de répliquer que c'était peu probable étant donné que les geôliers faisaient un commerce florissant d'alcool et de nourriture comestible avec les prisonniers, sans quoi d'ailleurs le taux de mortalité carcérale de la ville eût été sans doute considérablement plus élevé, mais il se contenta de demander:

-Diffamation pour quoi?

-Une histoire absurde falsification de marque de Quod Barh... et contre son propre frère qui plus est! Y a pas à dire: c'est bien le raté de la famille. Même ses mensonges sont minables! Comme si une tricherie aussi énorme avait pu nous échapper! Grotesque!

Le Capitaine avait une confiance absolue en ses talents de défenseur de la Loi, qui rendait superflue toute forme de procédure. Issu d'une tribu barbare du nord qui ne connaissait guère que l'arbitraire du plus fort, il avait remarquablement vite excellé au sein de la Garde de Tabula Rasa, au point d'en être nommé le Capitaine au bout d'un an de service. Dans son dialecte natal, son nom signifiait d'ailleurs Celui-qui-ne-se-trompe-jamais, ce qui se disait apparemment "Faf". Valor le Sage s'était toujours étonné de l'extraordinaire concision de cette langue mystérieuse.

Solidement campé sur ses deux pieds et la main massant avec sensualité le pommeau de son imposante épée, Faf asticotait le guerrier soûl du bout ferré de sa botte avec un plaisir évident, quand un hurlement de terreur provenant de l'intérieur de la grande salle interrompit cet innocent passe-temps.

Parce que la curiosité est un sentiment souvent plus impératif à la nature féline que l'instinct de survie, Valor le Sage emboîta le pas du Capitaine tandis que celui-ci se précipitait vers l'origine de ce cri.

C'était la jeune mariée qui avait crié. Blottie dans les bras de Magrog qui reculait pour l'éloigner du danger, elle fixait avec horreur les yeux exorbités du Grand Prêtre, et l'extrémité rouillée de l'épieu de fer qui traversait sa gorge de part en part.

Ils étaient peut-être une dizaine. Plus blancs encore que la génoise du le gâteau de mariage, ils étaient armés d'armes presque aussi décomposées qu'eux. L'une d'entre eux, une femme tenant entre ses doigts squelettiques un long poignard courbe, contemplait la foule médusée d'un regard calme et haut. Avant que quiconque pût réagir, elle énucléa d'un geste rapide et précis les deux yeux du Grand Prêtre et les glissa entre ses lèvres grises et crevassées avant de les mâcher de ses dents encore couvertes de terre.

-Zombis! hurla Faf, retrouvant ses réflexes. Évacuez la salle!

Dégainant son épée, il se jeta sur les premiers qu'il voyait, mais celui qui avait tué le Grand Prêtre interrompit son élan en projetant vers lui le cadavre de celui-ci. S'écroulant d'abord sous la violence du choc, Faf écarta le corps et se releva pour tomber face à la mangeuse d'yeux qui cependant plongea sans hésitation et d'un geste très rapide son arme dans l'oeil droit du Capitaine.

Les mouvements des revenants n'avaient plus rien de maladroit ni de saccadé. Ils étaient à nouveau habitués à la matérialité d'un corps. Naguère lents, ils étaient devenus rapides comme s'ils espéraient semer la putréfaction qui rongeait leur enveloppe charnelle. L'adversaire de Faf avait sa joue droite presque entièrement décomposée et un rat installé entre ses gencives trouées grignotait ce qu'il en restait.

Hurlant de douleur, Faf abattit son arme sur le bras trop fin de la revenante qui se rompit sous la violence du choc. Puis du même mouvement il éventra son adversaire jusqu'à la gorge. Mais la mort-vivante restait debout, tandis que ses entrailles se répandaient à terre en dégageant un odeur fumet de pourriture.

-Il faut couper la tête ou détruire le cerveau! l'informa Valor le Sage.

-Pouvais pas me le dire avant?! répondit Faf tranchant en deux le crâne de la créature, tandis que son oeil dégorgeait assez de sang pour teindre ses habits de fête d'un magnifique rouge vif.

Décidément, se dit le chat, les aventuriers n'ont aucune connaissance en tératologie appliquée. Passé les premiers instants de stupeur, Magrog s'était ressaisi et protégeait sa jeune épouse en jouant d'une longue fourchette prise à un gigot contre deux revenants armés d'épées brisées. Rapide et puissant, il parait leurs attaques tout en les frappant à la tête de toutes ses forces. Mais les monstres étaient résistants, et eux ne perdaient pas leur souffle.

-Magrog! tonitrua sa mère qui se protégeait d'un autre en maintenant son mari fermement devant elle comme un bouclier. C'est la fourchette du service de la Tante Zia! Du pur argent nain! Gare à toi si tu me l'abîmes!