Ses paupières fardées de poussière d'or closes sur ses yeux couleur de rubis, Malice l'Elfe Noire sentait le pouvoir sourdre en elle comme une eau volcanique. Entre ses doigts longs et graciles apparaissaient par intermittences de petits éclairs étincelants qui témoignaient de la puissance que recelait son corps en apparence si fragile.
Rouvrant les yeux, elle posa son regard sur la tête de serpent posée devant elle. La créature avait été décapitée d'un coup net et dans le feu de l'action: sa gueule était grande ouverte et ses deux crocs suintaient encore le venin.
D'un geste précis et rituel, Malice passa ses doigts sur la surface de l'un des deux crocs et dit:
-D'après la marque de Quod Barh, elle est périmée ta vipère géante, Grog.
-Périmée!? dirent d'une seule voix scandalisée Grog le Guerrier et Valor le Sage.
-Depuis le 3 du mois d'Ortia, désolée... Tu as trop attendu pour nous l'amener, Grog. Tu sais bien que la Guilde n'enregistre les Xyps que sur les prises fraîches, pour éviter la fraude.
Pour éviter la fraude... La douloureuse autant qu'involontaire ironie des paroles de l'innocente guichetière inspira à Grog un profond soupir de découragement. Valor le Sage, allongé sur le comptoir du guichet, regarda son maître en coin, prêt à bondir hors de portée s'il prenait à Grog l'envie de passer sa rage en abattant sa hache sur le comptoir en bois d'acajou qui les séparait de Malice.
La Guilde des Héros aimait à vivre dans toute l'opulence ostentatoire que lui permettait ses revenus. Le sol du gigantesque hall d'entrée de son comptoir de Tabula Rasa était de marbre et les colonnes étaient des cariatides représentant les innombrables dieux tutélaires de la cité, taillées dans des pierres apportées de loin par les Nains des Royaumes Mystérieux. La foule des aventuriers venant faire valider leurs prises était éclairée par une magnifique voûte de verre et d'or, oeuvre du premier Grand Maître de la Guilde: le roi-sorcier Amentonfric IV.
Tout autour de Grog et de son familier des héros de toutes les lignées qui avaient droit de cité à Tabula Rasa avaient apporté de prestigieux trophées. Korn le Barbare venait de poser les têtes de trois succubes dont les yeux pleuraient encore des larmes de sang...
-Des rousses en plus! remarqua Valor le Sage. C'est celles qui valent le plus sur l'échelle du Crabe.
Deux guerrières jumelles qui se faisaient appeler les Fées Larsen et travaillaient d'ordinaire séparément, se disputaient pour le partage de la valeur d'une mante religieuse géante dont elles avaient ramené une antenne longue comme une lance et couverte encore du sang de feu leurs compagnons de route. Le bruit de leurs récriminations devenait de plus en plus insupportable à mesure qu'elles s'énervaient l'une l'autre.
-J'espère qu'ils ne les sépareront pas avant qu'elles s'entre-égorgent ces deux-là, dit Valor.
Hubris le Porte-Feu, le fameux sorcier pyromancien connu pour son tempéramment impulsif et ses colères enflammées, s'était fait conduire en palanquin jusqu'à un guichet par ses esclaves personnels. Vêtu d'une tunique écarlate lamée de fils d'or, il observait avec une expression nochalante et auto-satisfaite les sacs de cendre qu'on pesait pour lui. Ces sacs contenaient les restes des redoutables démons de papier, que nulle arme ne pouvait blesser, et dont ses sortilèges incandescents avaient eu raison. On disait qu'il en avait ainsi brûlé une centaine, et les bardes chantaient les exploits de "la terreur des Cent Papiers".
Mais les bardes ne parleraient pas du malheureux Grog. Il n'avait pu rapporter que des bricoles. Seule la tête de la vipère géante avait de la valeur. S'il n'avait pas perdu du temps à chasser le dragon...
Même une loque comme Abraham van Eltsine, complètement soûl comme à son habitude, avait réussi à ramener la mâchoire d'un quelconque vampire arrachée à son propriétaire. L'un des crocs étant en or, on pouvait supposer que c'était un ancien et qu'il en tirerait un bon prix.
Apitoyée par l'expression désolée de Grog, Malice lui dit:
-Bon allez, je te prends ta tête de vipère à la moitié de sa valeur sur l'échelle du Crabe.
Les yeux de Grog brillèrent de reconnaissance. L'Elfe noire passa rapidement sa main gauche sur les autres prises du chasseur, tandis que la droite faisait coulisser à une vitesse incroyable les boules d'une abaque en ivoire:
-Trois oreilles de gobelin tigré... Une langue d'ogre prestidigitateur... Quatre nez d'orques cropophages... Huit clavicules de guerriers-squelettes... Tiens, si tu fais dans les revenants, le cours des zombis est en nette hausse en ce moment. Ils sont très à la mode. Vingt élytres de moustiques géants...
-Les zombis? s'enquit Valor le Sage, en tournant vers elle son oreille gauche. Et pourquoi ça?
-À cause d'une recrudescence d'attaques en ce moment à Tabula Rasa, répondit distraitement Malice, tout en achevant son calcul. Au total ça fait douze sequins d'or et huit deniers d'argent, et sept cent cinquante-et-un Xyps.
-C'est tout!? demanda Grog d'une voix de plus en plus basse. Il y a tout juste de quoi payer les alchimistes...
-Je te l'ai déjà dit Grog, répondit Malice tout en comptant l'argent dû au chasseur. Tu vois toujours trop grand. Avec ton profil tu devrais rester dans les parages, te lancer dans des aventures pour H.L.M., taquiner le rat géant, le crapaud duelliste, le poulet de combat, l'hirondelle tueuse ou même le vampire coiffeur... enfin, des cibles à ta mesure.
H.L.M. était l'acronyme de Héros Limité en Monstres. On appelait ainsi les aventuriers de seconde catégorie, tout juste capables de combattre les forces des ténèbres aux degrés les plus bas de l'échelle du Crabe... si toutefois une infestation de termites pouvait être considérée comme une attaque des puissances maléfiques.
L'Elfe noire essayait sans nulle doute de se montrer aimable et bonne conseillère, mais ses paroles si involontairement humiliantes ne faisaient qu'aggraver les choses. C'était un trait caractéristique des Elfes noirs vivant en surface: bien qu'étant le plus souvent renégats des cités souterraines où régnaient les dieux des Ténèbres, il gardaient toujours une manière bien à eux d'être gentils.
Tabula Rasa comptait assez d'entre eux pour qu'on se demandât s'il en restait encore en sous-sol pour fomenter d'immondes complots pour entraîner le monde entier jusqu'aux confins de leurs innombrables Enfers... Les innommables et monstrueuses divinités chthoniennes devaient se sentir de plus en plus seules à mesure que les réfugiés venaient s'installer à Tabula Rasa.
De son inavouable passé en tant que Grande Eviscératrice de Libellux, la sinistre déesse insectoïde des Elfes noires, Malice n'avait gardé qu'un ton de voix perpétuellement condescendant, ce qui lui avait permis d'obtenir cet emploi de guichetière à la Guilde, ainsi qu'une tendance à mordre ses amants en des lieux sensibles, ce qui lui avait permis d'obtenir une rapide promotion au rang de guichetière en chef.
Valor le Sage ne l'aimait guère, surtout parce qu'elle partageait avec ses compatriotes de la Petite Géhenne, le quartier des Elfes noirs à Tabula Rasa, ce regard qui semblait dire: "Je fais un gros effort sur moi-même pour tolérer votre existence et ne pas vous égorger séance tenante mais franchement vous ne le méritez pas." Le chat se força cependant à lui demander, tandis qu'elle sortait d'un casier de bois les petits cubes de sucre enchanté qui permettaient d'assimiler les Xyps:
-Tabula Rasa souffre d'une épizombie alors? Depuis quand?
-Oh, quelques jours à peine, répondit Malice sans prendre la peine de regarder le félin, car l'animosité entre eux était réciproque, d'un caractère dominateur à un autre. Ils ont attaqué l'échoppe de Cul-Roussi...
-Cul-Roussi, le hobbit qui fait du... disons entre autres du tabac? l'interrompit Valor le Sage, qui semblait de de plus en plus intrigué à en juger par les mouvements de sa queue.
-Exactement. L'entrepôt a fini en flammes et tout le stock a brûlé, ce qui explique d'ailleurs les rabais que les commerçants du quartier ont accordé à leurs clients le reste de l'après-midi. Mais il y a plus grave: ils ont aussi attaqué la distillerie de la Garde et même...
Malice prit un temps pour retrouver ses mots, tant cet acte dépassait tout ce que même elle pouvait imaginer en termes d'ignominie, et reprit:
-Même l'échoppe d'Elgringoth.
-Elgringoth? Le torréfacteur?
Valor le Sage étant alors sans doute le seul dans tout le comptoir (hormis Anne Couscous, la vampire dépressive devenue héroïne par goût de la mortification) à ne pas boire de café, il ne comprit pas les exclamations horrifiées de Grog et des autres héros qui attendaient derrière eux.
-Certains ne reculent vraiment devant rien... conclut le félin sans y croire, car son instinct lui avait appris parfois que trop d'individualité pouvait nuire gravement à la santé.
-Heureusement les dégâts sont minimes, reprit Malice, et il ne devrait pas y avoir de pénurie de café. Mais Tabula Rasa a frôlé la catastrophe ce jour-là, et les Archimages ont décidé de rehausser le cours du zomb'.
Tandis que Grog récupérait ses gains, Valor soliloqua entre ses moustaches:
-Les herbes drolatiques de Cul-Roussi, l'eau-de-mort des Gardes et le café... C'est comme si on cherchait à frapper l'imagination des Tabula Rasaiens.
-Encore un coup des forces des ténèbres, si tu veux mon avis! dit Malice. Ces gens-là sont des fanatiques. Je suis payée pour le savoir.
-Évidemment, dit Valor le Sage tout en regardant l'abaque. Mais au fait tu ne nous a compté que cinq moustiques tueurs au lieu de dix.
-Et bien oui, répondit Malice, fronçant les sourcils car elle détestait par-dessus tout qu'on prétendît la prendre en faute. Vingt élytres, ça fait cinq moustiques.
-Les moustiques tueurs ont chacun deux élytres, Malice. Donc ça fait dix moustiques.
-Quatre, sac à puces. Ils en ont quatre.
-Tu confonds avec les libellules, ô grande prêtresse.
La magicienne et le familier se regardèrent un long moment dans les yeux. La peau de Malice avait la même teinte en aile de corbeau que le pelage du chat. Les mains posées à plat sur le bois du guichet, elle semblait avoir pris elle aussi cette immobilité trompeuse d'un félin à l'affût. Grog se surprit à se demander lequel des deux grifferait en premier. Il avait déjà vu la magicienne user de ses pouvoirs pour transformer ses mains si gracieuses en d'abominables pattes griffues et craignait pour son familier.
-Bon ben c'est pas tout ça... dit Grog en prenant Valor le Sage par la peau du cou.
Sans écouter les feulements de désapprobation de son chat, le chasseur sortit du grand hall et descendit à pas rapides les marches du grand escalier qui menaient à l'entrée du comptoir. Que Valor le Sage eût raison ou non, il ne tenait pas à affronter l'ire d'une ancienne Grande Éviscératrice formée aux pratiques sanguinaires du culte des Elfes noirs.
Le Soleil brillait impitoyablement. Les marches étaient comme toujours occupées par des aventuriers oisifs, souvent lourdement armés, qui suaient patiemment en attendant un éventuel employeur. On sentait flotter dans l'air l'odeur caractéristique de l'eau-de-mort de la Garde, qui pouvait vous faire oublier tous vos soucis, et au passage votre propre nom. Grog relâcha son chat qui ne prit même pas la peine de lui faire le moindre reproche et se contenta de trottiner devant lui, la queue arrondie en une expression de mépris total.
À voir l'animation qui régnait dans la ville, on n'eût jamais cru que des revenants venaient d'y semer la terreur. Les cris des commerçants se mêlaient harmonieusement aux bruits de bagarres ou de chansons à boire qui provenaient des auberges, parfois simultanément. La puanteur des porcs amenés des fermes à l'entour se mêlait à celle des cuves des tanneurs. Des tissus multicolores et des armes étincelantes côtoyaient des élixirs alchimiques soigneusement étiquetés selon leur effet: force, endurance, soins...
Parmi toutes celles qui recouvraient les murs, une affiche attira l'attention de Grog: elle représentait un homme vêtu d'écarlate et d'or, tenant une épée à la main, et affrontant un minotaure au regard féroce. "GRANDE COURSE-HILDA AUJOURD'HUI, LE MINOTORERO MAGROG LE MAGNIFIQUE CONTRE HILDA LA TORTIONNAIRE."
S'apercevant que son maître ne le suivait plus, Valor le Sage était revenu sur ses pas pour le retrouver occuper à réduire l'affiche en charpie. Mais le chat n'avait pas besoin de lire l'affiche pour savoir de quoi il s'agissait. S'asseyant pour prendre le temps de lécher son dos, il demanda au chasseur envieux:
-Encore une Course-Hilda, c'est ça? Qui ton frère rencontrera-t-il cette fois?
-M'en fiche! répondit Grog en s'attaquant rageusement à une deuxième affiche.
-Tiens... remarqua le chat en jetant un oeil à un morceau de papier échoué devant lui. Il affronte la fameuse Hilda la Tortionnaire. M'est avis que ton frangin va y passer, cette fois.
-Hein?! s'écria Grog en s'arrêtant tout net. Y passer, comment ça?
-Hilda la Tortionnaire est une vraie tueuse, c'est connu. Elle n'a pas été capturée pour venir participer à une Course-Hilda, cette tarée est volontaire. Chez les siens elle a gagné aux Jeux du Dédale du Temps, ce qui signifie que ton frère va affronter le Minotaure le plus puissant qui soit sur Terra Tertia.
Grog essaya d'exhumer des profondeurs de sa mémoire de vagues souvenirs des cours de Tératologie dispensés par la Guilde lors de son noviciat. On lui avait parlé des Dédales du Temps
et des jeux que la lignée violente et barbare des Minotaures y organisaient. Il demanda à son familier:
-Le Dédale du Temps, c'est ce labyrinthe géant, non? Où ils s'entretuent jusqu'à ce que seuls quelques vainqueurs en ressortent?
Valor le Sage acquiesça:
-Et l'an dernier c'est justement Hilda la Tortionnaire qui a gagné. J'en ai entendu parler pendant que tu attendais ton tour à la Guilde. Si j'ai bien compris, elle est venue tenter sa chance d'elle-même à Terra Tertia, pour venger l'honneur de toutes ses soeurs qui ont été tuées lors des Courses-Hilda. Elle a déjà décoré le sable de l'arène de trois intestins grêles de Minotoreros. Mais je ne savais pas que ton frère était le quatrième...
-Donc mon frère va se battre aujourd'hui contre un monstre naturellement dangereux et sanguinaire, et en plus déterminé à venger l'honneur de sa lignée?
Valor le Sage se demanda ce qui faisait trembler la voix de son maître: l'inquiétude motivée par un restant d'amour fraternel ou au contraire le plaisir de l'anticipation. Pour toute réponse, il bâilla de toutes ses dents, ce qui équivalait chez lui à un acquiescement, et ajouta:
-Ton frère doit être particulièrement sûr de lui pour...
Mais Grog ne l'écoutait plus, il avait déjà pris d'un pas rapide la direction du quartier de la Garde ou se trouvaient les Arènes. Galopant entre les pieds des passants et bondissant pour éviter les flaques d'eau sale, le chat finit par rattraper son maître. Plantant ses longues griffes dans le cuir heureusement épais de l'armure du chasseur, il grimpa le long de son dos pour s'installer sur son épaule droite.
-Tu tiens tant que ça à...?
-Et comment! Je suis sûr que Mismaya sera là! répondit Grog en caressant d'un geste appuyé la poignée de son épée.
-Et alors? demanda le Valor le Sage, dont les oreilles et les moustaches indiquaient une perplexité grandissante devant les mécanismes mystérieux qui régissaient la cervelle de son maître.
-Et alors quand Hilda la Tortionnaire encornera mon crétin de frangin, je sauterai dans l'arène pour le sauver! Devant tous les gens de Tabula Rasa! Avec moult héroïsme, tout ça...
La voix de Grog était vibrante d'émotion et ses gestes trahissaient son enthousiasme à l'idée de voir à la fois son frère éventré au sol et la foule acclamer sa noble et courageuse intervention. Valor le Sage avait le pouvoir de lire dans les pensées mais il n'avait nul besoin d'en faire usage pour savoir que le chasseur imaginait Mismaya vêtue d'un de ses accoutrements affriolants pour l'occasion, posant vers lui ses yeux verts de tigresse, miroitants d'admiration et de désir, tandis qu'il serait sur le sable chaud de l'arène, un pied sur la carcasse du minotaure défunt...
Valor le Sage ne prit pas la peine de répondre. Il savait que lorsque Mismaya était impliquée, aucune forme de raisonnement ne pouvait se frayer un chemin vers l'entendement de Grog. Il se dit qu'il était temps pour lui de pointer à la Guilde au guichet des familiers sans-emploi et que c'était après tout une occasion de se débarrasser de ce sorcier raté pour accompagner un vrai mage dans sa quête du pouvoir absolu. Pourtant cette idée ne l'enchantait pas autant qu'il l'eût imaginé. Les mages d'aujourd'hui n'avaient plus le respect des traditions. Quant à la pratique des arts occultes... c'était très surfait finalement...
-Au fait... Pourquoi les minotaures s'appellent-ils tous Hilda? demanda Grog, interrompant le cours des réflexions de son familier.
-Parce que c'est le nom de leur mère. Je te l'ai déjà expliqué: ils sont tous du même sexe et se reproduisent par parthénogenèse ovipare.
-Par mes quoi?!?
-Parce qu'ils descendent tous de la toute première d'entre eux: Hilda la Cornue.
Ils étaient arrivés dans le quartier de la Garde, dont on voyait l'imposante caserne s'élever au-dessus des toits d'ardoise de la cité. L'ovale blanc des arènes se devinait entre la façade austère du Sanctuaire des Disparus et le bâtiment de l'Ordre des Templiers. Déjà on voyait parmi les passants de nombreuses personnes en habits de fête pour la Course-Hilda.
Les Elfes avaient tressé leurs cheveux en coiffures compliquées selon leur clan d'origine. Les héros avaient troqué leur équipement habituel pour une armure de parade et des armes d'autant plus rutilantes qu'elles n'avaient jamais servi.
Les druides tenaient comme toujours un étal où ils vendaient des couronnes de fleurs que les spectateurs s'arrachaient. On sentait flotter dans l'air l'odeur des saucissons chauds en croûte que vendaient les Hobbits installés dans les galeries d'entrée des Arènes.
-Pourquoi dit-on "un" minotaure, alors? reprit Grog en achetant un saucisson à l'ail qui ruisselait de graisse chaude et un pichet de vin sucré aux herbes.
-Parce que d'un point de vue humanoïde, leur anatomie n'a rien de très féminin, Grog, tu ne trouves pas? répondit le chat d'une voix de plus en plus lasse.
-Mais sous le pagne alors...?
Heureusement pour Valor le Sage ils étaient arrivés à la billetterie. De l'autre côté d'un comptoir de marbre, un Nain patibulaire, hissé sur une chaise haute, toisa Grog de haut en bas d'un regard méprisant et lui donna d'office le billet meilleur marché. Mortifié, Grog exigea d'une voix de stentor une des meilleures places, en dépit des feulements de protestation de son familier, qui savait que ce caprice allait engloutir le peu qu'ils avaient gagné.
-Si je veux pouvoir sauter à la rescousse de mon frère, il faut bien que je sois dans les premiers gradins! se justifiait Grog tout en s'installant à sa place, manquant d'assommer les autres spectateur de son lourd paquetage dont il n'avait pas encore eu le temps de se débarrasser.
Enfin assis, Grog contempla les gradins déjà remplis par une foule bigarrée, impatiente d'assister au massacre. Conformément à la tradition pour une Course-Hilda, on avait installé un labyrinthe de bois sur le sable, qui obligerait les adversaires à se chercher pour se battre. Il était d'usage que le public intervînt pour guider ou égarer le minotorero selon son humeur. Ce dédale permettait de surprendre d'adversaire si l'on savait l'utiliser. Des échelles étaient installées en quelques endroits pour permettre aux protagonistes de prendre de la hauteur et de repérer la structure du labyrinthe. Ainsi la mémoire était aussi importante que la force.
Quand les Archimages prirent place dans leur loge princière, une clameur s'éleva dans la foule, appelant le minotorero. Magrog le Magnifique apparut enfin par une grille opposée à celle derrière laquelle Hilda la Tortionnaire attendait, labourant furieusement le sol de son pied droit. Vêtu de chausses de velours noir et d'une légère chemise de soie écarlate lamée de fils d'or, ouverte sur sa poitrine huilée et bronzée le minotorero saluait la foule en souriant. Il portait au cou un torque d'or pur et ses cheveux avaient été rasés sur les côtés, le reste de sa chevelure étant relevé en une impressionnante crête noire, semblable au cimier d'un casque.
Pour rendre la course plus difficile, il avait fait placer son épée au centre du labyrinthe, fort mythologiquement plantée dans un rocher. Sa poignée de platine représentant un dragon brillait de mille feux dans le Soleil de midi. Même l'épée était célèbre: tous les Tabula Rasaiens savaient qu'elle s'appelait Lacérante et la foule scandait frénétiquement son nom en même temps que celui de son minoterero préféré.
La foule voulait du sang: Hilda la Tortionnaire avait éventré trois minotoreros et il était temps de venger l'honneur de la cité d'un coup d'épée bien placé. Grog était le seul à ne pas acclamer son frère ni même à le regarder. Il cherchait quelqu'un d'autre des yeux.
-Là voilà! dit-il à son familier qui s'était installé confortablement pour prendre le Soleil.
Valor le Sage tourna un oeil paresseux dans la direction que lui indiquait son maître.
-Elle est si belle, soupira Grog, et cette robe...
-... est une robe de fiançailles, remarqua Valor le Sage.
Oubliant son frère et les hurlements de la foule, Grog se leva et se pencha par-dessus la balustrade pour mieux voir. Malheureusement le félin avait bien vu: plus belle que jamais, alanguie en une pose étudiée sur une place garnie de tapis et de coussins, Mismaya dégustait à la régalade une grappe de raisins blancs, sa poitrine soulignée plus que dissimulée par une robe couleur d'émeraude qui semblait peinte sur son corps. On ne pouvait s'y tromper: c'était bien le vert caractéristique des fiançailles, que les femmes ne portaient que la semaine précédant leur mariage.
-Fiancée!?! s'écria Grog d'une voix blanche, à peine audible.
Se redressant et secouant d'un geste gracieux sa magnifique chevelure blonde, Mismaya envoya un baiser au minotorero, qui le lui rendit tandis que la foule acclamait les deux fiancés. On entendit alors le bruit des chaînes relevant la herse séparant Hilda la Tortionnaire de sa proie et Grog fut le seul à ne pas se tourner vers le minotaure qui apparut de toute sa hauteur, son oeil bovin injecté de sang et ses naseaux fumant de rage, portant les oreilles et la queue des trois précédents minotoreros accrochés à la ceinture de son pagne.