Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre troisième : Rastaroth le nécromant


Par Nikos Leterrier


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Le son des tambourins montait vers la Pleine Lune en un rythme lent et sourd entre les murs du cimetière de Tabula Rasa. Vêtu d'une longue tunique et ses pieds nus fermement plantés en terre, le Mage s'imaginait arbre. Il ressentait des racines créées par son pouvoir grandir vers le centre de la Terre comme des veines remontant vers le coeur battant de la planète.

Il se rapprochait peu à peu des divinités chthoniennes qui vivaient dans les profondeurs insoupçonnées du monde souterrain. Il laissa sa conscience voyager jusqu'aux portes d'argent du Palais de Belkzuard, le dieu ténébreux qui régnait sur les désirs mauvais des Edenyens. Là-bas se trouvait son dieu, celui des Mages de la Mort, celui dont le nom sacré était si souvent déformé par les lèvres des impies.

Il ouvrit ses yeux noirs et plongea son regard dans celui de la Lune. Il la sentit détourner la tête, terrifiée par le feu sombre qui brûlait entre les cils du Mage, comme deux étoiles mortes prêtes à engloutir Terra Tertia toute entière dans un abîme sans fond. Il vit les planètes alignées selon ses calculs, non parce que des lois les y contraignait, mais parce que telle était sa volonté... et celel de son dieu, bien sûr.

-Rastaroth, quand tu auras fini de bâiller aux corneilles, dit une voix à sa droite, tu pourras peut-être commencer à te mettre au boulot.

Le Mage se tourna vers celui qui avait parlé, ses yeux injectés de sang par l'herbe qu'il venait de fumer. Il leva la main droite, et une lueur fantômatique apparut autour de ses doigts. L'autre recula d'un pas, et porta machinalement la main à la poignée de son épée. On lui avait pourtant bien dit de ne pas interrompre Rastaroth au milieu d'un de ces voyages spirituels qu'il accomplissait grâce aux herbes magiques des Hobbits, dont la dénomination commerciale était "tabac drôlatique à l'eucalyptus". Une chose était sûre: il n'y avait pas une feuille d'eucalyptus là-dedans, un coureur des bois comme lui le savait.

Mais le client, qui se tenait assis à quelques tombes derrière eux, couvert d'un domino noir et d'un masque de très mauvais goût en forme de tête de mort écarlate, montrait des signes d'impatience. On lui avait promis une armée de zombis clef en main, et il avait payé d'avance. En plus les joueurs de tembourins étaient payés au temps, et il avait promis de passer chez Mismaya...

"Bon, mieux vaut temporiser", se dit le guerrier, "ça laissera le temps à Rastaroth de redescendre".

-Désolé vieux, mais tu sais ce que c'est... reprit-il sur un ton amical et conciliant. Si la garde nous chope ici nous sommes bons pour faire un long séjour au cachot. Tu te souviens du cachot?

Rastaroth eut un large sourire et une lueur gourmande s'alluma dans ses yeux entre ses longs cheveux qui tombaient en mêches sombres sur ses épaules et cachaient la moitié de son visage.

Le cachot! Toutes ces âmes torturées emprisonnées qui chantaient leur tristesse et leur désespoir et n'attendaient qu'un nécromant pour donner à leur désir de vengeance une revenante réalité. Le cimetière par comparaison, était si morne! Nombre de ceux qui reposaient là avaient été pleurés par leurs proches et on leur avait accordé une sépulture décente. Leur haine de la vie était difficile à évoquer et leur âme se dérobait à son pouvoir. Sans oublier les rats et les cafards...

Se souvenant soudainement que le cachot avait laissé un souvenir délicieux à Rastaroth, le guerrier reprit:

-En plus cette fois ils iront peut-être plus loin, ils pourraient te condamner à...

Il se mordit les lèvres, mais il était trop tard. Rastaroth prit son associé par le cou et lui murmura à l'oreille:

-À.... mort?

Le guerrier fut bien obligé d'acquiescer. Il savait bien qu'il ne fallait pas espérer tenir une conversation sensée avec Rastaroth à moins d'avoir soi-même consommé du tabac drôlatique à l'eucalyptus, mélange spécial de Maître Cul-Roussi. Mais il fallait bien que quelqu'un restât clair. Rastaroth était très doué pour la nécromancie mais si peu doué pour les affaires qu'il risquait de laisser ses zombis dévorer le client qui avait payé pour.

-Tu sais, reprit Rastaroth, sur un ton presque sensuel. J'espère bien franchir moi aussi cette frontière illusoire entre la mort et... et l'autre truc là...

-La vie.

-C'est ça, mânes. La vie, mânes.

Rastaroth appelait tout le monde "mânes" quand il était sous influence, car il disait qu'il ne voyait jamais les gens en tant qu'individus mais entourés des mânes de leurs ancêtres, comme des arbres généalogiques sur pieds.

-On dit que le pouvoir d'un nécromant est décuplé lorsqu'il passe de l'autre côté, mânes. Tu imagines un peu l'effet? Tu redescends jamais mânes, tu restes là-bas pour toujours... Plus de problèmes, mânes.

Il se composa soudain une expression préoccupée et reprit:

-Le seul hic, c'est que... c'est pas vraiment sûr tout ça. On en parle dans les chroniques des Rois Éternels. Mais tu connais Terra Tertia, mânes: si ça se trouve c'est un tanneur qui s'ennuyait qui a écrit ça et l'a laissé à la Bibliothèque de Tabula Rasa. Comment savoir si c'est authentique...?

Faisant mien d'être frappé d'une idée, il posa son doigt orné de bagues en or sur la poitrine musculeuse du guerrier:

-Faudrait que j'essaie avec quelqu'un d'autre d'abord! Toi, par exemple, mânes.

Satisfait de la nouvelle couleur qu'avait prise le visage de son interlocuteur, Rastaroth lui tapota l'épaule:

-T'en fais pas mânes, je fais de l'humour. Désopilant, non? Allez tu as raison, je m'y mets.

Laissant le guerrier qui sentait son coeur reprendre peu à peu son rythme normal, Rastaroth prit un luth entre ses doigts fins de lettré et commença à jouer un air qui s'accordait au rythme des tambourins et il se mit à chanter d'une belle voix grave quoiqu'un peu nasillarde:

-Ghê Theupp! Çtan Deupp! Phoori Ourraï Ts!

Voyant que le rituel commençait, le client s'était approché du guerrier:

-Qu'est-ce qu'il chante? Qu'est-ce que c'est que ce charabia?

-La Langue Putride, Messire, répondit le guerrier. C'est en cette langue qu'on invoque le pouvoir des dieux de la Mort. Il récite l'invocation qui relévera les âmes les plus fragiles du cimetière. C'est un chant qui les appelle à prendre leur revanche sur la vie...

-Ghê Theupp! Çtan Deupp! Dhon Thghy Veupp Zeuf Aïht! continuait Rastaroth.

Alors le client remarqua que la pierre qui reposait sur le corps d'une certaine... Viridiana Luneadora glissait lentement hors de sa position initiale. Deux mains blanches comme celles d'un lépreux la déplaçaient peu à peu.

Ne pouvant détacher son regard de cette scène, le client vit le revenant s'extraire peu à peu de son lit de poussière. Enterrée avec ses armes comme toute guerrière qui se respecte, cette femme était prête pour le combat. Premiers à se décomposer, ses yeux avaient laissé la place à deux cavités noires au fond desquelles scintillait une minuscule étoile froide, comme si elle avait volé son regard de revenante au ciel nocturne. Ses ongles avaient poussé jusqu'à se racornir comme ceux des dignitaires levantins. Ses mouvements saccadés et inhumains suivaient le rythme de l'invocation incantée par Rastaroth.

Lorsqu'il parvint enfin à détourner les yeux, il se vit entouré de pantins tous semblables. Ils venaient de leur démarche étrangement dansante pour se rapprocher du Mage qui répétait son incantation à l'infini. Sensibles aux plus petites inflexions de sa voix, ils ralentissaient ou accéléraient leur mouvement selon le rythme de son chant ténébreux. C'était à la fois immonde et fascinant.

Tremblant malgré lui devant l'abomination que son or lui avait offerte, le client songea qu'il était heureux que Tabula Rasa fût une cité sans enfants, car il n'eût sans doute pu supporter de voir un gosse ainsi transformé. Forgerons morts d'un coup de marteau maladroit ou des exhalaisons mortelles d'une cheminée qui tirait mal, paysans mutilés par leurs propres cochons, héros démembrés par un minotaure acariâtre, jeune fille morte d'une fièvre des marais le jour de son mariage à en juger par sa robe écarlate brodée d'or en l'honneur du dieu Baor... tous marchaient à nouveau, et comme le disaient les légendes, leurs pas ne faisaient aucun bruit, comme si la Terre refusait de reconnaître leur présence.

Ils étaient innombrables, près à recréer sur terre l'enfer dont ils venaient...

-Vingt-huit, vingt-neuf, trente! comptait le guerrier. C'est bon Rast, tu peux t'arrêter là!

Mais le Mage ne recevait d'ordre de personne.

-Euh... S'il-te-plaît Rast, reprit son associé d'une voix inquiète. Tu veux pas... Ce serait bien de... Parce que le stockage des invendus, c'est...

Rastoroth cessa de jouer du luth et dit aux joueurs de tambourins de l'imiter. Ils étaient trois jeunes musiciens, fraîchement arrivés à Tabula Rasa et avaient les yeux bandés. Mais l'odeur soulevée par les revenants commençait à leur donner une idée de la raison de leur présence ici. "Il faudra leur boucher le nez aussi la prochaine fois" nota mentalement le guerrier.

-Inutile, répondit Rastaroth, qui avait la détestable habitude de lire les pensées de ses partenaires en affaires. Ils se tairont de toutes manières.

Tandis que le Mage rangeait son luth dans un étui de velours noir, son associé s'approcha et lui demanda à voix basse:

-Est-ce que tu as vraiment besoin d'eux? Tu es sûr que le rituel exige des tambourins?

Rastaroth fronça les sourcils:

-Ça n'a rien à voir avec le rituel, Magrog, c'est une question d'intégrité artistique. Sans les tambourins mon jeu au luth manque de substance à ciel ouvert. Dans une crypte nous aurions pu nous en passer, mais ici pas question, mânes!

Magrog regarda son associé en silence, refrénant une forte envie de le vider comme un porc du Nouvel An.

-Si la Garde nous chope à cause d'eux...

-Nous aurons peut-être la chance d'être condamnés à mort, répondit Rastaroth en souriant à nouveau.

Comprenant qu'il était inutile d'en dire plus, Magrog tendit au Mage une petite figurine de malachite représentant une sorte de chimère mi-licorne mi-serpent. Soupirant comme s'il avait oublié cette ultime corvée, Rastaroth se fit en entaille au poignet avec la corne de la créature. Son sang, d'un rouge très clair, comme souvent celui des mages, coula lentement jusqu'à la gueule de l'effigie et y disparut, comme si le monstre l'avait avalé. Rastaroth le rendit à Magrog sans un mot.

Allant droit à son client qui regardait autour de lui son armée immobile depuis que la musique s'était arrêtée, Magrog lui tendit la figurine tout en disant d'un ton qu'il voulait commerçant et jovial:

-Voilà le fétiche, Messire.

Le client prit la figurine et demanda , 'une voix déformée par le masque dont il était affublé:

-Et... Comment est-ce que ça marche?

-Oh, c'est très simple: il suffit de tenir le fétiche en main tout en pensant à un ordre, et ils l'exécuteront aussitôt.

-C'est tout? demanda le client, surpris. Mais si je tiens le fétiche en pensant à autre chose, que se passera-t-il?

-Bien sûr: pour éviter ce genre de problème dites seulement votre nom puis "commande" pour éveiller le fétiche. Par exemple "Magrog commande", si c'était moi. Uniquement l'ordre que vous donnerez ensuite sera pris en compte.

Le client émit un petit sifflement d'admiration. C'était bien conçu, décidément. Il n'avait pas gaspillé son argent, et bientôt il pourrait mettre son plan diabolique à exécution. Il s'apprêtait à partir, quand Magrog, manifestement tiraillé entre l'éthique commerçante et sa réticence à admettre les limitations du profuit fini, ajouta d'un ton hésitant:

-Veillez seulement à...

-À quoi? demanda le client, inquiet.

-À ce que vos ordres mentaux soient simples. Évitez les pensées trop complexes...

-Pas de risque de ce côté-là, mânes, intervint Rastaroth en tapant sur l'épaule du client d'une bourrade étonnamment vigoureuse pour un personnage d'apparence si frêle. M'est avis que notre cher client est tout-à-fait apte à se mettre à la place d'un zombi sans cervelle. Il a un talent naturel pour ça, j'en suis sûr!

Magrog eût sans doute fusillé son associé du regard si Terra Tertia connaissait les armes à feu, mais il dut se contenter de le cribler de flèches imaginaires. Tout sourire, Rastaroth bourrait sa pipe de l'herbe amusante de Maître Cul-Roussi sans lui prêter attention. Il toisait le client d'un air insolent, bien que celui-ci fît une bonne tête de plus que lui.

-Prenez garde, Maître Nécromant, murmura le client. À force de vous croire hors d'atteinte, vous pourriez bien un jour tomber sur... un os.

Tandis que Magrog priait intérieurement Belkzuard pour que son crétin d'associé cessât de compromettre l'avenir commercial de leur petite entreprise par son goût immodéré de la gouaille, celui-ci s'inclina devant le client et répondit d'un ton élégamment contrit:

-Veuillez m'excuser, Messire, d'avoir douté de vos facultés mentales. Ce brillant mot d'esprit vient de me convaincre de mon erreur...

-Permettez-moi de me retirer, le coupa le client en tournant les talons.

Tandis qu'il sortait du cimetière, suivi de près de sa petite troupe mort-vivante, il entendit Magrog ajouter:

-Nous espérons que vous tirerez pleine satisfaction de nos services! En cas de problème, n'oubliez pas que vous disposez d'une garantie d'un mois et...

-Un mois, mânes? l'interrompit Rastaroth. T'as fumé des orties ou quoi? À l'air libre et par cette chaleur ils ne tiendront pas deux semaines puisque tu n'as pas voulu que je fasse le rituel de Karbone XIV le Pape Fossile pour empêcher la décomposition.

Magrog haussa les épaules tout en sortant quelques pièces de sa bourse:

-Peu importe. Crois-moi, il n'attendra pas deux semaines pour les utiliser.

Tout en vérifiant que les zombis étaient hors de vue, il s'adressa aux joueurs de tambourins:

-Vous pouvez ôter vos bandeaux les musiqueux! Payez-vous.

Il leur jeta leur salaire d'un geste rageur, contrarié de devoir payer le désir d'intégrité artistique d'un nécromant arrogant... ou d'un nécromancien arrogancien, tant cette attitude irrespectueuse semblait faire corps avec son pouvoir magique.

Les musiciens se jetèrent sur leur salaire avec avidité. Tandis qu'ils se disputaient déjà pour en partager la somme, Rastaroth adressa un clin d'oeil complice à la Lune et les deux comparses prirent la direction du Gras et Salé.