Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre onzième : Lointaine aurore


Par Nikos Leterrier


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Le pas de Variance soulevait à peine la poussière déposée par la journée dans la longue galerie qui conduisait à la salle du Divan. La Sultane souriait et ses dents reprenaient leur aspect naturellement inhumain à mesure que la Lune s'élevait, pâle et prodigieuse dans sa blancheur de lépreuse.

Variance souriait à son bonheur, car elle sentait qu'enfin ses efforts allaient être couronnés de succès. Elle entra de son allure guillerette dans la salle du Divan où l'attendait la Sublime Porte, toujours enfermée dans sa cage d'or. Les yeux du démon brillaient d'un éclat de braise dans la nuit. Il était immobile, accroupi dans cette posture qui mettait toujours mal à l'aise ceux qui siégeaient au Divan, car elle suggérait l'attente. Et cette attente allait bientôt finir.

Variance s'approcha de la cage et sans effleurer les barreaux tendit sa main au démon qui y lova la sienne, petite et frêle comme celle de l'enfant dont il avait pris l'apparence. L'Impératrice frémit de plaisir sous ce contact froid et sec comme le désert aux heures nocturnes.

-Mon amour, dit-elle dans un souffle lourd comme celui d'une amante abandonnée au plaisir, ton supplice touche à sa fin. Bientôt tu seras libre, et les Mortels comprendront le sens véritable du nom que tu portes.

Elle lui avait parlé dans la langue ténébreuse dont les accents chuintants donnaient à sa voix une tonalité sourde. L'enfant lui rendit son sourire et lui répondit dans la même langue de sa voix claire comme celle d'une petite fille:

-En es-tu certaine, ma belle?

-Demain la peur et la folie s'empareront du peuple, et ils viendront me supplier de te libérer. Même les vieilles familles bombantines attachées au respect du Compromis Impérial n'y pourront rien.

-Et les Guildes?

-Elles sont trop occupées à panser leurs plaies. La Légion a incendié quelques-uns de leurs locaux et tué suffisamment de leur représentants pour les inciter au silence. À chaque fois que les Guildes ont élevé la voix pour dénoncer les agissements des Légionnaires, elles n'ont fait qu'attirer les soupçons sur elles-mêmes, tant il est vrai que ceux qui ont la conscience tranquille n'ont rien à craindre de la Légion...

Les deux amants échangèrent un rire entendu.

-Les hommes en foule sont toujours des enfants, dit le démon. Ils sont sans défense face aux idées trop simples.

-Sois tranquille, mon tendre amour, conclut l'Impératrice en rapprochant son visage des barreaux. Ceux qui demain parmi la populace, la bourgeoisie ou l'aristocratie voudront s'élever contre toi n'auront personne pour porter leur voix.

Ils échangèrent un baiser furtif, juste assez proche pour que ni le visage de la Sultane ni celui de la Sublime Porte ne touchassent l'or des barreaux de la cage.

-Pourquoi demain? demanda le démon. Que se passera-t-il donc demain?

-Demain le Soleil ne se lèvera pas.

Les deux amants échangèrent alors un long sourire empreint d'une douceur inhumaine, et ils ne remarquèrent pas le papillon de nuit qui volait autour d'eux. Il avait les ailes grises et semblait très attiré par l'éclat des yeux du démon enfermé. Pourtant à cet instant il quitta la pièce à tire d'ailes et s'envola dans la nuit sous le regard indifférent de la Lune.

Variantinople ne dormait guère, et dans le quartier des Palais, où les familles patriciennes bombantines avaient leurs luxueuses demeures, de nombreuses lumières étaient allumées, assez pour attirer tous les papillons nocturnes que comptait la cité. Mais celui-ci vola jusqu'à une chandelle en particulier posée sur le bureau du Marquis de la Grande Ourse.

Le vieux mage ferma le volume qu'il était en train de lire et s'apprêta à prendre délicatement le papillon entre ses doigts, lorsqu'on frappa à sa porte. Heureusement surpris de constater que pour une fois son apprentie avait tenu compte de ses reproches, il ne put s'empêcher de dire automatiquement:

-Entrez!

La porte s'ouvrit sur Zorn comme de juste, mais deux... non, trois... enfin quatre personnages inattendus étaient également présents. Le vieux mage reconnut d'abord sa future bru, puis Roxane Contrec{\oe}ur, qui tenait une lame très proche de la gorge de son apprentie. Il n'eut même pas le temps de se demander comment la petite sorcière pouvait craindre semblable menace, car la nature de la Malencontre s'imposa à lui aussi sûrement que si la lame eût parlé pour se présenter. Il percevait cette arme et le métal dont elle était faite comme la gueule ouverte d'un monstre affamé de sorcellerie.

Un mage ne parvient pas à l'âge du vieux Corneraide sans apprendre à maîtriser voire même ignorer l'impérieuse voix de sa propre peur, mais la sensation vertigineuse de la proximité de ce venin si terrible aux initiés créa en lui un de ces sentiments de brève panique totale et irrépressible qu'il croyait appartenir au passé. Une Malencontre était plus qu'un simple impondérable, c'était un tragique imprévu qui pouvait rendre vaine toute l'intrigue qu'il avait patiemment ourdie. S'il se trouvait incapable d'user de magie, même pour une journée ou deux, tout était perdu.

Il dévisagea la tête à l'expression sévère et hargneuse de la Condition Initiale, posée entre les mains de sa bru, puis l'impertinent sac à puces qui était entré en premier, avec le mépris consommé que ces grotesques panthères miniatures affectent pour les règles de la bienséance.

Décidément et à plus d'un titre voilà qui était fort éloigné de tout ce qu'il eût pu imaginer.

-Désolé, Maître... dit la petite sorcière avec un sourire faussement contrit. Je ne pourrai sans doute pas aller voir les Harmoniens cette nuit.

Le vieux marquis étouffa un juron: quel besoin avait-elle de parler des Harmoniens? Tant qu'à faire pourquoi ne pas aussi tout révéler à cette maudite prêtresse, cette idiote de bru, cette fichue Condition Initiale et... ce chat? Il se reprit et songea que c'était sans doute déjà fait. Il croisa le regard de sa disciple mais ne put lire aucune de ses pensées: la Malencontre, bien entendu. En ce cas Roxane non plus n'avait pu lire en elle, alors pourquoi? L'impertinente gamine désirait-elle le contraindre ainsi à associer cet étrange groupe à la conspiration?

Poussant la petite sorcière devant elle, la prêtresse de la Grande Sophie vint se camper devant lui, un sourire ignoblement condescendant aux lèvres:

-Monseigneur le Marquis de la Grande Ourse, vos plans sont éventés, soyez-en certain. Mais je ne suis pas certaine que vos intérêts soient si éloignés des miens en l'occurrence, aussi je vous propose de partager vos secrets, afin que nous élaborions une stratégie commune.

Et voilà. Des années passées à planifier minutieusement cette conjuration, pour que finalement le fruit lui en soit ravi par cette prêtresse qu'il abhorrait tout particulièrement. Un profond sentiment de découragement s'empara du vieux marquis, car c'était un échec de plus à son actif. Son père avait-il jadis raison de lui dire qu'il était une honte pour sa famille, au vu de son manque de talent pour l'intrigue? Toutes les conspirations qu'il avait patiemment ourdies ne s'étaient-elles pas invariablement retournées contre lui, entraînant un peu plus le noble nom des Corneraide vers l'abîme de la décadence qui semblait attendre toutes les familles patriciennes bombantines au demeurant?

Il ôta ses lunettes et pria ses hôtes de s'asseoir tout en les nettoyant. Le chat quant à lui bondit sur son bureau et prit possession de l'espace entre son buvard et son encrier. "Il ne manquerait plus qu'il fasse ses griffes sur le cuir de mon bureau. J'aurai bu la coupe jusqu'à la lie." se dit le mage.

Rechaussant ses lunettes il demanda de la manière la plus courtoise possible à Roxane ce qu'elle croyait savoir exactement. Celle-ci croisa ses jambes dans un mouvement inutilement sensuel, car un mage de son expérience était depuis longtemps bien au-delà de ce genre d'émotions, mais c'était sans doute une force de l'habitude.

-Nullement, Monseigneur, dit Roxane en souriant. Croyez bien qu'il n'y a aucune intention de vous séduire derrière mon attitude, je suis sensuelle malgré moi en quelque sorte.

Pétronella émit un grognement proche d'un ricanement étranglé et Zorn ne put s'empêcher de pouffer. Le vieux marquis tambourina un instant des doigts sur son bureau, puis répliqua d'un ton sévère:

-Je vous saurais gré de ne point chercher à lire dans mes pensées, Grande Prêtresse, si vous souhaitez que cet entretien se déroule sous de favorables auspices.

Roxane réajusta l'échancrure de sa robe et dit d'un ton juste assez conciliant pour rester horripilant:

-Veuillez me pardonner, Monseigneur, je crois que sur ce point je puis en revanche invoquer la force de l'habitude.

-Mon maître est très pointilleux sur les questions de savoir-vivre, intervint Zorn d'un ton narquois, assise à côté de la Prêtresse qui la maintenait sous la menace de son arme.

-Savoir-vivre? s'exclama Pétronella. Alors que ce champignon vénéneux n'a eu de cesse de...

-Au fait par les moustaches de Pollux (qu'elles soient toujours lissées), au fait!

C'était Valor qui avait parlé. Tous les regards convergèrent vers lui. Il se redressa et hérissa son poil dans l'espoir de se donner plus de poids à ses propos:

-Vous finirez par me faire regretter les barbares ignorants de Tabula Rasa avec vos sous-entendus, vos piques, vos périphrases et vos circonvolutions! Est-ce que pour une fois vous ne pourriez pas abréger ce rituel inepte et en venir au fait?

Avec une promptitude inattendue de la part d'un vieillard, le Marquis saisit Valor par la peau du cou et l'envoya dans la direction du mur le plus proche. Le chat eut le temps de se retourner pour amortir le choc de ses pattes et se reçut presque gracieusement au sol non sans avoir laissé la trace de ses griffes sur le mur en matière de vengeance.

Le mage se leva et dit d'une voix tonnante et lourde de menaces:

-Vous êtes dans la demeure des Corneraide, ancienne famille patricienne bombantine portant le titre de Marquis de la Grande Ourse depuis Alexandre l'Immigrant! En tant que détenteur de ce titre je suis seul habilité ici à décider qui parlera de quoi et à quel rythme! Que personne ne s'avise de mettre plus encore à l'épreuve ce qui reste de ma patience!

Connaissant bien le caractère de son Maître, Zorn avait rentré la tête dans les épaules et fermé les yeux juste après avoir entendu la réplique de l'impertinent félin. Elle rouvrit timidement un {\oe}il dans le silence contrit qui suivit cet éclat pour prendre la parole d'un ton qui se voulut sincèrement humble:

-Prêtresse Contrec{\oe}ur, peut-être pourriez-vous expliquer en détail ce que vous savez des plans de mon Maître afin de poser les bases d'une éventuelle entente future?

-C'est idée, dit le vieux mage en se rasseyant lourdement comme si cette brusque colère l'avait épuisé. Prêtresse, dites-moi exactement dans quelle mesure mes soi-disants plans sont "éventés" pour reprendre votre expression.

-À vrai dire... commença Roxane, en faisant signe à Pétronella de poser la Condition Initiale sur le bureau, il ne s'agit point à l'origine de votre conspiration mais de celle de notre vénérée Sultane. Vous n'avez fait que vous glisser dans les rouages de sa machination pour en fausser le jeu à votre avantage... Dans quelle mesure exactement? Je vous avouerais que je l'ignore pour l'instant.

Elle s'interrompit et demanda après un moment d'hésitation, plongeant son regard vert dans les yeux fulminants de rage du vieillard:

-Puisque vous venez de nous rappeler votre illustre naissance, votre Altesse, pourriez-vous me donner votre parole d'honneur que vous ne tenterez rien contre moi tant que serai sous votre toit, car maintenir la lame de ma Malencontre contre la gorge de cette enfant commence à m'épuiser.

Le Marquis tambourina de nouveau des doigts sur son bureau, jaugea son interlocutrice d'un regard inquisiteur derrière le verre de ses lunettes, puis répondit:

-Vous avez ma parole.

Roxane rengaina l'arme maudite et Zorn laissa échapper un soupir de soulagement, puis contourna le bureau pour s'asseoir aux côtés de son Maître sur le tabouret haut qu'elle utilisait jadis, lorsqu'il s'occupait de son apprentissage. Ce geste avait été si naturel qu'un étrange sentiment de nostalgie paternelle s'empara fugitivement du vieux mage, résultant peut-être de la crainte qu'il avait eue de perdre son unique disciple. Roxane reprit son récit en désignant la tête restée jusque-là remarquablement silencieuse:

-Tout commence par la Condition Initiale...

-Oui, forcément: c'est pour ça qu'on l'appelle une Condition Initiale, grommela Valor resté sur le tapis et engagé dans une toilette vigoureuse pour distraire son esprit du traitement humiliant qu'il venait de subir.

-Tout commence par ce démon qui ignore en être un, reprit Roxane d'un ton posé, et se sacrifie lui-même à un autre démon: un Seigneur des Abysses oublié et inactif, nommé fort à propos le Dormeur du Mal. Ce sacrifice réveille le Seigneur de sa torpeur. Mais l'élément surprenant est que le nom démoniaque de notre ami ici-présent est en fait "la Condition Initiale de la Sublime Porte". Or au même moment se répand remarquablement rapidement une rumeur selon laquelle la Sublime Porte elle-même aurait informé la Sultane qu'un Seigneur oublié se serait réveillé, mettant en danger la cité voire l'Empire Autrement tout entier. Cette rumeur est si rapide qu'elle précède l'événement lui-même.

-Ça ne veut rien dire, intervint Pétronella qui ignorait ce détail, la Sublime Porte a déjà prédit l'avenir à plusieurs reprises.

-Et quelle manière plus efficace pour prédire l'avenir que de le façonner soi-même? répliqua la Prêtresse d'un ton moqueur.

"D'ailleurs je prédis une mandale bien sonnée dans ton avenir très proche, traînée!" songea Pétronella en souhaitant vivement que Roxane lût à ce moment dans ses pensées.

-Bref, reprit celle-ci, tout cela n'est en fait qu'au profit de la Sublime Porte: la Condition Initiale réveille le Dormeur du Mal, dont l'avénement représente un danger suffisant pour que le peuple exige la révocation d'une ancienne loi que les familles patriciennes bombantines étaient parvenues à imposer à Variance et à ses Janissaires démoniaques...

-"La Sublime Porte restera dans les ors", murmura malgré elle Pétronella, par un de ces automatismes dont seuls sont capables les élèves studieux.

-Autrement dit la Sublime Porte restera prisonnière, acquiesça Roxane, son pouvoir considérablement ammoindri et asservi aux exigences du Divan... jusqu'au jour où la menace d'un mal encore plus effrayant amènera les Autrements à vouloir le libérer des chaînes d'or qui mutilent sa puissance. Nous y voilà et c'est pour ce soir si mon intuition est bonne. J'ignore comment vous avez eu vent de cette conspiration de la Sultane pour libérer son démon tutélaire, mais...

-C'est moi qui l'ai compris, pas lui! revendiqua Zorn en se regorgeant.

Elle soutint en souriant fièrement le regard consterné de ses interlocuteurs, et ajouta:

-Sans moi il serait resté aussi ignorant que tout le monde de cette sordide machination. C'est même moi qui ai eu l'idée de...

-Zoooorn! l'interrompit le Marquis d'une voix lourde de fureur contenue.

-Ce que je ne parviens pas à comprendre, reprit Roxane, c'est pourquoi vous n'avez pas mis à profit ces informations pour faire échouer la conspiration elle-même. La Sublime Porte est un démon dont la puissance équivaut à celle des plus puissants Seigneurs des Abysses, comme l'Araignée-Dragon et autres piliers de notre Temple...

-Au sens propre comme au figuré, intervint Pétronella dans un dernier sarcasme.

-Son avénement signifierait la fin de la caste des Mages Impériaux et des familles bombantines qui en alimentent les rangs. L'Empire serait entièrement sous le contrôle des Trucs et plus particulièrement de l'Impératrice. Quel peut être votre intérêt là-dedans? De par votre naissance autant que votre fonction vous avez tout à perdre. Pourquoi n'en avoir point informés vos pairs?

-Parce que les Patriciens ne sont qu'une assemblée de tarés congénitaux! explosa Pétronella.

Les lèvres de la jeune fille tremblaient et elle tenait ses poings crispés. Des larmes avaient commencé à couler sur ses joues sans qu'elle s'en fût rendu compte et ses traits étaient déformés par le chagrin et la colère entremêlés. Elle renchérit sur un ton de plus en plus violent, à mesure qu'elle s'abandonnait à son furieux emportement:

-Je les ai vus à l'{\oe}uvre à l'École! Des imbéciles bouffis d'orgueil mais incapables de faire preuve d'une autre qualité que celle de leur naissance! Leur mépris pour la roture n'a d'égal que leur incapacité à formuler deux pensées cohérentes! Chaque génération est plus stupide que la précédente! Si on ajoute à ça leur couardise et leur servilité, ils feraient honte au dernier des démons-servants! Variance veut libérer la Sublime Porte pour en finir avec cette caste d'incapables? Grand bien nous fasse! C'est peut-être ce qui pourrait arriver de mieux à l'Empire!

Elle reprit son souffle, et dit d'une voix devenue rauque, en essuyant ses joues baignées de larmes:

-Variance veut le pouvoir absolu? Elle l'a déjà peu ou prou. Ce ne sont pas ces larves séniles qui...

-Ça ira, Mademoiselle. Je crois que nous avons saisi la teneur de votre argumentation, dit le Marquis d'un ton étrangement indifférent, comme s'il était encore son examinateur.

-Et vous partagez son analyse? demanda Roxane sans cesser d'observer la jeune fille qui se retenait à grand'peine d'éclater en sanglots.

Il se produisit alors quelque chose qui laissa la Prêtresse, Valor et la Condition Initiale parfaitement pantois. Le Marquis se leva et vint prendre d'un geste étrangement paternel son ex-future-bru dans ses bras, laquelle le repoussa tout d'abord puis se laissa aller à ses pleurs sur l'épaule du vieil homme.

-La virulence des propos de Mlle Fakir est sans doute le reflet d'un chagrin lié à mon fils, dit le Marquis sans défaire son étreinte, mais dans l'ensemble sa vision est hélas assez pertinente. La dégénérescence qui accompagne la consanguinité est malheureusement une loi que les magies les plus puissantes n'ont jamais pu défaire.

-C'est ce qui vous incita à brasser votre sang avec celui d'une jeune fille roturière mais douée pour l'art ténébreux, déduisit Valor.

-En ce cas pourquoi l'avoir traitée avec ce mépris dont elle a tant souffert? demanda Roxane, d'un ton perplexe. D'après ce que m'a dit Constantin vous n'aviez de cesse de lui rappeler sa vile extraction.

Hubert-Valentin de la Corneraide, Marquis de la Grande Ourse, se dégagea de la jeune fille qui séchait laborieusement ses pleurs et dit d'un ton froidement indigné:

-Si je reconnais la nécessité de mélanger périodiquement notre sang à quelques roturiers triés sur le volet, ils n'en restent pas moins nos inférieurs, et il importe que ceux-ci soient pleinement conscients de l'insigne honneur qui leur est fait. Ils doivent mériter cette élévation de leur statut par un redoublement de loyauté et de talent.

-Vous mentez! dit Pétronella d'un ton redevenu hargneux. Quoi que je fisse ce n'était jamais assez bien pour vous! Vous ne m'avez jamais appréciée tout simplement.

-Alors votre mépris était censé la maintenir au niveau de vos aspirations? demanda Valor. Il fallait qu'elle fût perpétuellement convaincue de son indignité afin qu'elle se montrât digne d'épouser votre fils? C'est un étrange paradoxe.

Le mage baissa les yeux sur le chat qui l'observait de ses yeux dorés, assis sur le tapis dont il battait la surface rouge de sa queue noire. Puisque personne ne rabattait l'isolent caquet du sac à puces, il allait devoir le faire lui-même:

-Écoute-moi bien, arrogante machine à ronronner: je ne soumets pas mes actions au jugement de quiconque, et encore moins celui du familier d'un mage raté.

Cédant à un irrépressible atavisme, Valor feula et enfonça ses griffes dans le tapis en guise de représailles. Roxane le saisit par la peau du cou et le plaça sur ses genoux tout en disant au Marquis avec un sourire presque admiratif:

-Ainsi vous préférez en quelque sorte suivre et orienter le cours des événements plutôt que de sauver la caste à laquelle vous appartenez. Incessamment sous peu quelque chose d'abominable va se produire, mais surtout quelque chose d'abominablement terrifiant...

-Minodora Zéro va être sacrée Messie des Ténèbres par le Dormeur du Mal, dit le Marquis d'un ton monocorde.

-Messie des Ténèbres? Ce titre n'a plus de sens depuis les Guerres Euclidiennes! Et c'est pour contrer ce danger que Variance libérera la Sublime Porte? Passons. En tous cas ce sera pour lui plus qu'une simple libération, ce sera sa véritable naissance, puisque d'après son attracteur étrange il n'existe pas encore, n'est-ce pas?

Zorn émit un sifflement de surprise:

-T'as pigé ça, la Belle? Franchement chapeau!

Elle joignit le geste à la parole en la saluant de son couvre-chef pointu. Le vieux Corneraide plissa les yeux à l'intention de la prêtresse: les Contrec{\oe}ur méritaient décidément leur réputation.

-Vous l'avez compris grâce à lui? demanda-t-il en désignant la Condition Initiale.

-M-mh, acquiesça Roxane. Donc c'est à la naissance de la Sublime Porte que nous allons assister, et les prochains événements vont grandement décider de sa nature future. Vous avez prévu d'influer sur ces événements pour infléchir la personnalité du démon à venir. Comment? C'est ce que j'ignore encore.

Un long silence interrogatif suivit ces paroles, que Corneraide ne semblait nullement décidé à combler. Aussi Roxane reprit-elle:

-Mais je sais que c'est forcément un échafaudage très délicat et fragile, car il doit passer inaperçu: quelques fils de soie presque invisibles tendus sur le métier à tisser de l'Impératrice. Et je sais aussi que notre arrivée imprévue ainsi que le fait que Zorn ne sera sans doute pas capable d'accomplir la tâche que vous lui aviez confiée ce soir compromet grandement ce projet. Alors voilà ce que je propose: vous partagez avec moi...

-Avec nous, l'interrompit Pétronella.

Roxane lui jeta un regard surpris et condescendant à la fois, puis reprit d'un ton sarcastique, comme si elle faisait une concession mineure destinée à apaiser un imbécile:

-Soit: vous partagez avec nous tous ici la teneur exacte de votre stratagème et nous en redéfinissons ensemble les paramètres afin que cet avenir soit à... notre goût également.

Elle avait appuyé le "notre" tout en caressant Valor ostensiblement, comme une moquerie silencieuse à l'intention de Pétronella et souligna la dimension ironique de son discours en demandant au chat sur un ton bétifiant:

-Hein Minou, tu vas décider de tout ça avec nous? Parce que plus nous sommes à décider de quelque chose plus vite ça va, et de toutes manières nous avons tout le temps devant nous.

"Tu as de la chance d'avoir les mains si douces" se dit Valor qui ronronnait malgré lui.

Hubert-Valentin de la Corneraide, Marquis de la Grande Ourse, alla se rasseoir à son bureau et tambourinna à nouveau nerveusement des doigts tout en faisant cette moue de réflexion hésistante que Zorn connaissait si bien. Puis il fronça les sourcils et demanda, comme si quelque chose venait de lui revenir en mémoire:

-Et Constantin dans tout ça?

Pétronella haussa ostensiblement les épaules et détourna le regard, mais la question lui était manifestement adressée. Après un silence particulièrement pesant pour elle, elle répondit d'une voix qu'elle eût sans doute désiré beaucoup plus dédaigneuse et beaucoup moins triste:

-Dans sa piaule. Il cuve son mal d'amour.

Elle jeta un {\oe}il à Roxane qui continuait à caresser le pelage noir de Valor sans paraître se sentir concernée le moins du monde. En relevant la tête elle croisa le regard de son ex-futur-beau-père. Pour la première fois il lui sembla que le vieux mage la considérait avec amitié, ce qui était d'autant plus étrange puisqu'il était évident désormais qu'elle ne ferait jamais partie de la famille.

-Vos fiançailles sont rompues, j'imagine? demanda le Marquis.

Le silence qui suivit ces paroles fut particulièrement éloquent.

-Je le regrette sincèrement, Pétronella.

S'entendre appeler par son prénom pour la première fois par cet homme qui lui avait rendu la vie infernale au cours des derniers mois fut une attention de trop pour la jeune fille qui ne put ravaler de nouvelles larmes, peut-être un peu moins amères que celles qu'elle avait déjà versées.

Constantin avait quant à lui fini par s'endormir de ce sommeil fiévreux et hanté de visions infâmes qui guette les gens désespérés. Il entendit dans cet état second qui précède l'assoupissement le hurlement vengeur et terrifié d'une femme christiane qui tenait son enfant entre ses bras, sa poitrine ouverte et privée du c{\oe}ur fragile qui y battait une heure auparavant.

Elle était descendue vers les quais où elle savait que les Légionnaires se trouveraient, suivi par son quartier tout entier. Ces derniers temps les Christians se terraient dans leurs demeures, de crainte de quelque mauvais sort car ils n'ignoraient pas les rumeurs qui faisaient d'eux les complices des sectataires infâmes.

-C'est vrai quoi! avait dit Grog à ce sujet. Leur livre sacré est plein d'histoires d'apocalypses! Il y a au moins trois fins du monde dedans!

Il le savait parce que Valor l'avait lu dans un moment de profond dés{\oe}uvrement. Ainsi plusieurs Christians avaient-ils déjà été victimes de la vindicte publique. Et leur repli vers leurs demeures en bois des quartiers misérables de la cité n'avait fait que confirmer leur culpabilité présumée.

Mais cette nuit-là tout allait changer. Ils étaient sortis et criaient leur haine et leur colère aussi fort que les autres. Le sang du malheureux enfant qui recouvrait les bras et la robe de sa mère absolvait les Christians de toute affiliation aux sectataires.

La dernière des têtes tranchées par Grog le Premier Licteur venait de rouler au sol lorsque la petite foule des Christians déboucha sur la Place Impériale. La mère marcha droit vers Grog qui reprenait à peine son souffle, appuyé sur le manche de sa hache.

-Toi qu'on appelle le Valeureux, regarde! Regarde ce qui est arrivé à mon fils! À son cou il porte le poisson d'or comme nous tous, les Christians! Mais ça ne l'a pas protégé des sectataires!

Laissant Grog médusé, elle se retourna vers toute la foule et soulevant à bout de bras le corps de son enfant :

-Voyez tous! Vous nous avez accusés d'être les auteurs de ces meurtres mais voyez! Notre sang aussi a coulé cette nuit! Sachez-le tous désormais : nous les Christians n'avons rien à voir avec les sectataires!

La foule resta figée un instant, comme un grand animal hésitant. Au milieu de cet éphémère silence, la cloche de la Grande Sophie qui sonnait la première heure de l'aube se fit entendre. Pour les Autrements l'Aurore était un instant sacré et malgré sa foi christiane la femme reprit selon l'antique formule consacrée pour les serments prononcés à cette heure :

-Sous les yeux de l'Aurore je jure ici que nous ne sommes pas...

Elle s'interrompit, leva les yeux vers le ciel. C'était un ciel nocturne, mais sans Lune. C'était un ciel nocturne à l'heure du lever de Soleil. Le jour se faisait attendre. Au même moment, dans les jardins du Palais des Corneraide, Roxane Contrec{\oe}ur, le regard elle aussi fixé sur un orient désespérément obscur, dit en souriant au Marquis:

-Il était temps, Monseigneur... Vous avez bien fait de me faire confiance. Un peu plus et un autre enfant que ce malheureux garçon harmonien périssait sous le poignard des sbires de Minodora Zéro... un enfant qui n'eût sans nul doute point été christian puisqu'ils se terrent chez eux... et les Christians auraient été la victime propriatoire de la Légion.

-C'était ce que voulait la Sultane, répondit le Marquis. Mais les Christians survivront.

-Alors qui fournira maintenant les torrents de sang nécessaires à l'avénement de la Sublime Porte? demanda la Prêtresse.

Le Marquis eut un sourire amer et répondit en paraphrasant celle qui ne serait jamais sa bru :

-Un certain ramassis de tarés congénitaux, aussitôt que les plus courageux d'entre eux s'opposeront à ce que l'ancienne loi soit révoquée pour permettre la libération de la Sublime Porte.

-Comment pouvez-vous être sûr qu'ils le feront? Surtout que Pétronella partie, personne ne peut l'empêcher de les prévenir... D'ailleurs je m'étonne que vous l'ayez laissée quitter votre demeure.

-Il suffira d'un seul d'entre nous pour déclencher une réaction de haine paniquée à l'encontre de toute la classe patricienne. Le peuple a mille raisons de vouloir notre destruction. Il suffira d'un seul d'entre nous pour que la coupe soit pleine.

-Et s'il le faut vous serez celui-là.

-Uniquement s'il le faut.

Tenant Valor entre ses bras, Pétronella marchait aussi vite qu'elle pouvait dans les ruelles toujours noires de la ville. Elle descendait vers le port, guidée par la lumière des hauts brasiers qu'on y avait allumés.

-C'est inutile, tu sais, grommela Valor.

-Peut-être mais tu vas quand même essayer.

-Il ne m'écoutera pas... Il ne m'écoute jamais de toutes manières. Et puis on ne peut pas revenir en arrière maintenant. Les gens sont...

-Les gens?! répliqua Pétronella d'un ton horripilé. Est-ce que tu sais ce que sont les "gens", arrogant félin?! Non, tu n'en sais rien, pas plus que moi! Alors tu vas immédiatement cesser tes jérémiades et faire ce qu'on te dit pour une fois! Sinon je te jette dans le bassin du port! Compris?

Elle semblait si décidée que Valor n'osa même pas feuler et se contenta d'acquiescer d'un clignement de ses yeux dorés. À l'horizon le jour n'était toujours pas venu.