Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre quatrième: le Dormeur du Mal


Par Nikos Leterrier


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-Alors, Mlle Petronella, c'est ça que vous appelez les Trucs? demanda Valor le Sage à celle à qui avait si généreusement mis ses genoux à sa disposition.

-Ben oui... dit la jeune fille, tout en caressant le pelage noir du félin ronronnant. Ils ont de leur ascendance démoniaque l'immortalité et d'autres dons qui varient selon la créature infernale dont ils partagent le sang, mais ils ont un corps humain, enfin... à peu près. Dans la langue ténébreuse on les appelle...

La voix de la jeune fille prit soudain des inflexions qui évoquaient les plaintes d'un tuyau d'orgue fendu pour prononcer des mots insaisissables qui firent grimacer Grog assis près d'elle et trembler les oreilles du chat.

-... Ce qui signifie à peu près Enfants-Démons, continua l'apprentie. Mais le peuple les a assez vite appelés les "Trucs".

"Ce qui est en effet ce qui se rapproche le plus de ce que j'ai entendu" songea Valor le Sage. Que la sécurité d'une nation entière pût reposer sur une caste d'êtres hybrides échoués au lieu d'un barycentre approximatif entre l'homme et le démon mettait à mal des pans entiers de sa philosophie sociale.

À leur arrivée dans le port de Variantinople, Zülfür les avait d'abord entraînés à travers les ruelles du Souk, pour faire admirer à son ami Grog une multitude chatoyante et infinie d'objets à jamais hors de portée des moyens financiers fort limités de l'infortuné guerrier. Si Grog se savait déjà pauvre à Tabula Rasa, il prit seulement conscience ce jour là de toute l'étendue de sa pauvreté.

Si cela était possible, il fût devenu plus pauvre encore si Zülfür n'avait écarté à coups de bâton quelques fâcheux assez habiles pour vendre des bottes à un cul-de-jatte, et dont la société eût été fatale au maigre pécule de l'aventurier. L'un d'entre eux, particulièrement insistant, proposait des potions alchimiques aux couleurs si peu naturelles qu'elles ne pouvaient qu'être magiques - c'était du moins le critère d'évaluation de Grog - et qui par un hasard providentiel répondaient précisément aux attentes du guerrier.

La crédulité de Grog ne s'était émoussée qu'au moment où Spamustafa - c'était le nom de l'infatigable commerçant - lui avait assuré sur la vie de sa regrettée grand-mère que boire un philtre aux magnifiques reflets saphir améliorerait le tranchant de sa hache. Valor le Sage avait craint que Zülfür ne les y eût emmenés qu'à dessein de profiter de l'inébranlable naïveté de son maître, mais l'homme s'était manifestement pris d'affection pour cet étranger et son compagnon quadrupède. Il avait même racheté quelques-unes de ces sucreries parfumées dont Grog était devenu friand et dont l'odeur seule suffisait à retourner le coeur du félin encore convalescent.

Une fois hors des ruelles bienheureusement ombragées du Souk, Zülfür les avait guidés à travers d'opulents jardins où les dames Autrementines flânaient, protégées du Soleil par des voiles juste assez transparents pour laisser à l'imagination le soin de combler avantageusement les lacunes du portrait inachevé qu'ils dressaient.

Son entrée ayant suscité quelques murmures admiratifs, Grog s'était d'abord rengorgé, l'oeil vif et la chevelure au vent. À Tabula Rasa il n'était qu'un raté, mais ici il devenait déjà un objet de curiosité et d'admiration. Les paroles chuchotées par les lèvres si délicatement ourlées des promeneuses avaient résonné à ses oreilles comme un doux et sensuel chant de bienvenue sur cette terre d'aventure où tout était à gagner... jusqu'à ce qu'il pût en distinguer une, prononcée un peu plus fort que les autres:

-Ce chat est ravissant, tu ne trouves pas?

À la sortie des jardins Valor le Sage était définitivement conquis par les moeurs raffinés des Autrementins, ainsi que leur juste appréciation de la beauté, la grâce et l'excellence. Voilà qui changeait agréablement de ces rustres mal dégrossis de Tabula Rasa. Quelque peu inquieté par le silence morose de Grog, Zülfür les avait alors conduits à la Grande Sophie, dans l'espoir de ranimer l'intérêt du guerrier devenu si soudainement taciturne.

Temple dédié aux innombrables Seigneurs des Abysses, la Grande Sophie était avant tout gigantesque.

L'or qui recouvrait sa coupole se retrouvait sur les mosaïques à l'intérieur et brillait dans la pénombre rafraîchissante qui y régnait, éclairée par la lumière provenant des vitraux colorés et des innombrables chandelles. Le sol était couvert d'interminables tapis dont les motifs en spirales irrégulières évoquaient les tourbillons d'une eau capricieuse.

On s'y déplaçait à pas feutrés, de crainte d'éveiller l'attention des démons statufiés qui peuplaient le temple. Chaque effigie représentait un Seigneur en particulier, et à ses pieds était dressé un autel qui lui était consacré pour les besoins du culte. Les Seigneurs des Abysses étaient nombreux sous le toit d'or de la Grande Sophie, et Zülfür les connaissait tous par leur nom, comme la plupart des habitants de Variantinople, qui venaient régulièrement s'attirer la faveur de l'un des Seigneurs par quelque geste votif ou sacrificiel.

L'entrée était gardée par une effigie de Vyi, un démon des cauchemars aux yeux gigantesques, que le sculpteur avait représenté avec d'autres démons mineurs autour de lui pour soulever le rideau de plomb de ses paupières. Son autel émettait une forte odeur de cendres car les gens venaient y brûler en son hommage des feuillets sur lesquels ils avaient rédigé leurs cauchemars les plus affreux, ceux qui les faisaient se réveiller en hurlant ou les soumettait à de dangereuses crises de somnambulisme.

Non loin de lui, Zakat, ou le Petit Crépuscule, était face à un vitrail qui ne recevait de lumière qu'en toute fin d'après-midi, et dans la pénombre du temple on ne voyait que ses yeux d'or au centre desquels brillaient des pupilles de rubis qui rougeoyaient comme si elles abritaient un feu secret. Les assassins venaient souvent aiguiser symboliquement leurs lames sur sa chair rugueuse.

Puis venait Vniz, dite Celle Qui Attend, pieuvre sournoise et souterraine aux innombrables tentacules, dont l'autel était orné de cordes fixées par des noeuds coulants. On disait que ceux qui s'étaient pendus venaient eux-mêmes après leur mort lui dédier l'instrument de leur fin prématurée.

Par un macabre quoique judicieux rapprochement, ce Seigneur voué aux suicidés était voisine d'Eaux, la sensuelle et inamorée Reine des Succubes auxquelles les courtisanes de la ville rendaient un culte particulièrement fervent. Taillée dans un unique morceau d'ambre, son anatomie révélée dans ses moindres détails par un artiste particulièrement minutieux était devenue un modèle de beauté féminine si prégnant que même les jeunes filles du commun s'efforçaient d'imiter son envoûtant sourire pendant de longues heures infructueuses devant leurs miroirs d'argent.

Son nom venait des liqueurs parfumées qu'on lui offrait en libation, tant il est vrai que l'alcool est le dernier ressort de la séduction. D'autres suggéraient avec un sourire égrillard que la source - si l'on peut dire - de ce symbolisme était à chercher dans des moiteurs et des fluides plus dissimulés.

Si les commerciales étaient ses fidèles les plus assidues, il était fréquent de voir des jeunes filles en passe de se marier venir lui offrir une liqueur de miel ou de rose en prévision de leur nuit de noces. Aussi Zülfür ne fut pas surpris d'y trouver sa soeur Petronella, assise au pied de la succube et plongée dans la lecture un épais grimoire.

-Alors frangine? lui avait-il demandé d'un ton gourmand et avec un sourire grivois. On lit les Histoires d'Eaux?

C'était le nom d'une sorte de publication périodique qui prodiguait des conseils aux jeunes filles en passe de se marier. Petronella avait alors gratifié son frère de l'une de ces ineffables grimaces dont les petites soeurs du monde entier ont le secret et sans même daigner lui montrer le titre de l'ouvrage qu'elle lisait. Mais Valor le Sage était bien placé pour en déchiffrer le titre qui s'étalait en lettres d'or sur la tranche:

-Les Grimoires d'Outre-Tombe? avait-il remarqué. Diantre, Mademoiselle! Voilà une lecture ardue pour une...

Petronella avait alors répliqué aussitôt à l'impertinent félin:

-Pour une femme, c'est ça!?

À la surprise de Grog son familier avait pris - ou du moins tenté de prendre - un ton de voix fort humble qui ne lui ressemblait guère pour répondre:

-Non, non, non, Mademoiselle. Qu'allez-vous penser là? Je voulais dire ardue pour... Et bien pour une étudiante des arts chaotiques de la magie démoniaque.

Les Grimoires d'Outre-Tombe étaient un classique de la nécromancie, et le chat savait avant de la rencontrer que Petronella étudiait un tout autre domaine des arts occultes.

Zülfür leur avait en effet amplement parlé de sa soeur, de ses études à l'Antichambre des Ténèbres qui feraient d'elle un jour une vraie magicienne capable d'invoquer et de soumettre les démons à sa volonté comme le faisaient les Trucs, et qui lui avait valu d'entrer au service personnel de la Sultane, et de son prochain mariage avec Constantin de la Corneraide. Qu'une simple fille de tanneur eût pu s'élever ainsi dans la hiérarchie sociale par son simple talent forçait l'admiration et Zülfür était particulièrement fier d'elle.

Il se montrait pourtant en sa présence moqueur et n'avait pas manqué de railler abondamment sa soeur:

-C'est vrai ça! Te laisse pas faire frangine! La phallocratie des chats n'a que trop duré!

Ainsi Grog le Guerrier et Valor le Sage avaient-ils fait connaissance de la soeur de Zülfür, fort avenante demoiselle, qui pardonnait aussi vite qu'elle condamnait puisque le félin réactionnaire avait très vite trouvé une place de choix sur ses genoux. Déjà sous le charme de l'accorte étudiante, Grog s'était assis à son tour au pied de la déesse, tandis que Zülfür continuait sa description des hôtes de la Grande Sophie.

Tous près d'eux se tenait un autel manifestement vide, que Zülfür leur présenta comme celui de Tuman l'Imperceptible.

-Il n'a pas d'idole, demanda Grog.

-Mais si, voyons! insista Zülfür, amusé de la naïveté du barbare. Elle est là, mais elle est invisible, impalpable...

-Et qui lui voue un culte? demanda Valor entre deux ronronnements professionnels.

-Les gens timides, répondit Zülfür. Mais en général ils n'osent pas venir jusqu'ici. Admirez plutôt de l'autre côté...

L'Araignée-Dragon, taillée dans l'ébène, ressemblait à une chimère entre femme et mygale et ses crocs étaient en ivoire tandis que sa chevelure était faite d'innombrables mèches que les jeunes filles de la ville lui avaient offertes. Friande de pensées retorses et patronne des intelligences déviantes et tortueuses, elle était flanquée de ses deux rejetons, car même les Seigneurs des Abysses procréent à leur manière.

À sa gauche était assis le Silence Complice, très apprécié des voleurs et des marchands. Entre ses mains d'argent noirci tendues en coupe les gens venaient déposer parfois quelques pièces du même métal - car l'usage de l'or eût été un affront - qui disparaissaient très vite, prouvant ainsi aux yeux de tous (ou presque tous) le lien surnaturel qui unissait le démon à son autel.

À sa droite l'Ombrageuse Enfant, princesse obscure de la démence, se tenait droite en jeune femme élancée à la peau noire comme celle de sa mère, affublée d'un masque blanc et tenant des chaînes auxquelles étaient liés des spectres hurlants symbolisant les âmes mortes qu'elle dévorait pour alimenter la folie des vivants.

Non loin de cet inquiétante famille se tenait Romance, dont l'autel était une simple pierre dans laquelle était plantée une véritable épée sur la garde de laquelle on pouvait voir un petit scorpion de platine, qui représentait l'effigie du Seigneur qui présidait aux espoirs déçus et désespoirs accomplis. Le tranchant de l'épée était rouge de sang car les gens venaient passer la paume de leur main gauche sur son fil rouillé, offrant un peu de leur sang pour garantir le succès d'une entreprise qui leur tenait à coeur, quand ils ne pouvaient se permettre d'échouer. Le sang coulait jusqu'à la pierre et disparaissait. On disait que le démon s'en nourrissait et détournait son regard du suppliant pour se régaler du désespoir d'une autre âme.

Enfin le Prince-Démon - ainsi que l'appelaient les mages quoiqu'il n'eût en réalité aucun pouvoir sur ses semblables - trônait majestueusement au fond de la nef principale, sous la forme d'un guerrier portant une épée sur ses genoux et dont le heaume s'ouvrait sur un vide qui suggérait que son armure entière n'était occupée que par une simple volonté au lieu d'un corps. Car le Prince-Démon n'avait pas besoin d'être pour exister. Il était le plus populaire des Seigneurs auxquels le temple rendait hommage. En témoignaient les innombrables marques de main que les suppliants faisaient là aussi avec leur propre sang. C'était la libation la plus appréciée des Seigneurs d'après les anciennes traditions des Bombantins.

-Les Bombantins? demanda Valor à leur guide.

-On appelait ainsi jadis les habitants de Variantinople, de Bombance, l'ancien nom de la cité. Ce sont eux qui ont bâti la Grande Sophie.

-Bombance? Pourquoi un tel nom? s'étonna Grog, qui suçait bruyamment ses doigts poisseux après avoir achevé ses derniers loups-calmes.

-À ton avis? répondit Valor en désignant du bout de sa queue une fresque qui représentait une compagnie d'hommes et de femmes richement vêtus - ou plutôt richement dévêtus en l'ocurrence - attablés devant des mets suffisants pour nourrir une armée, et levant des coupes d'or remplies d'un vin chatoyant.

À bien y regarder on voyait ces noceurs un peu partout sur les murs. Il semblait que les premiers praticiens de l'art ténébreux aimaient à montrer qu'ils savaient célébrer avec tout le faste qui convient leur pouvoir si durement acquis par des années d'études. Le Temple de la Sagesse rendait un hommage appuyé à un hédonisme apparemment sans limite, à en juger par certains détails... D'ailleurs la compagnie n'était pas exclusivement humaine: de nombreux démons servants étaient représentés, prêts à satisfaire tous les désirs des mages.

-Ce sont les familles patriciennes bombantines qui sont représentées, intervint Petronella. Leur pouvoir reposait sur l'art ténébreux et tous le pratiquaient. Certains de leurs descendants sont encore présents...

-Comme Maximiliana de la Sempiternelle, Princesse d'Alpha du Centaure, Alexandre Contrecoeur, Duc de la Ceinture d'Orion, Théorème de Convergence-Dominée, Vicomte de la Croix du Sud, ou Hubert-Valentin de la Corneraide, Marquis de la Grande Ourse, ton futur beau-père! l'interrompit joyeusement Zülfür en donnant un coup de coude à Grog.

-... Mais ils ont perdu le pouvoir qu'ils avaient jadis, poursuivit la jeune fille, imperturbable. Ce sont eux qui ont créé les premiers Trucs, afin d'en faire une caste de guerriers fidèles, comme les Janissaires de l'Impératrice. Mais l'ivresse du pouvoir les a perdus.

Le chat sur ses genoux s'abstint de remarquer qu'au vu des scènes qui les entouraient c'était sans doute une autre sorte d'ivresse qui avait entraîné leur décadence puis leur chute. Il se contenta de ronronner de plus belle tandis que la voix de la jeune magicienne se faisait de plus en plus grave et solennelle pour narrer la fin tragique de Bombance:

-Lors d'une orageuse nuit d'été les vents de la destruction se levèrent pour balayer la cité décadente. Naguère Temple de la Sagesse, la Grande Sophie était devenu un lieu de dépravation, et des patriciens ivres décidèrent d'ouvrir les sceaux qui nous protégeaient des abominations des Abysses.

Elle marqua une pause. Grog et Zülfür retenaient leur souffle, à la fois impatients et anxieux de connaître la suite. Quoique Zülfûr la connût déjà, la magie du conte opérait toujours sur un Autrementin. Bien que cette habitude de tout expliquer sous la forme d'un récit dramatique commençât à l'agacer, Valor lui-même avait cessé de ronronner pour apprécier l'instant.

-Alors ils vinrent, issus des royaumes les plus osbcurs, des mondes les plus anciens. Terribles et monstrueux, des démons insoumis, qu'aucune magie ne pouvait dompter, plongèrent la cité dans trois jours d'ineffable horreur. On dit que les eaux du détroit étaient rouges de sang et que le Soleil lui-même n'osait pas se lever pour illuminer de ses rayons l'atroce spectacle de leurs ignominies. Ces trois jours furent ainsi comme une longue nuit où notre ville fut toute entière vouée à la malédiction qu'elle avait attirée sur elle-même. Puis au matin du troisième jour...

-Au matin? l'interrompit Valor. Mais...

-Au troisième jour le Soleil osa enfin se lever, reprit Petronella avec une nuance d'irritation dans la voix tout plantant ses ongles longs et pointus de jeune fille à marier dans la fourrure de l'infortuné félin. Il y eut donc une aube. Une aube blanche comme les chevaux de la Mort qui n'avaient cessé de survoler notre coupable cité. Les derniers Bombantins osèrent franchir le seuil ensanglanté de leurs demeures. Ce faisant ils pensaient vivre leurs derniers instants, car les démons ne craignent pas la lumière, mais le désir de saluer enfin l'astre du jour prévalut. À pas de loup, leurs mains crispées sur leurs ultimes armes, ils sortirent pour découvrir...

Valor eut certainement interrompu à nouveau la jeune fille si elle n'avait saisi d'un geste vigoureux la peau de son cou, déclenchant chez lui un réflexe d'immobilité, en dépit de son mépris pour ce genre d'atavisme félin. Elle put reprendre d'une voix qui se libérait peu à peu de toute la tension dramatique accumulée:

-Pour découvrir qu'ils étaient seuls à nouveau. Les démons sauvages avaient été exterminés jusqu'au dernier et les portes de la Grande Sophie étaient à nouveau scellées, et cette fois à jamais. Si les familles patriciennes avaient failli à leur cité, leurs esclaves en revanche, ceux que les profanes appellent les Trucs, avaient sauvé le peuple de Bombance de l'annihilation. Menés par Variance - jadis simple servante au Palais Royal - ils avaient ramassé l'épée que leurs maîtres avaient laissé choir à terre pour reconquérir la terre meurtrie qui les avait vus naître, et l'avaient trempée du sang noir qu'ils partageait pourtant.

Le conte était achevé. Petronella relâcha sa prise sur le chat qui bondit aussitôt pour se mettre hors d'atteinte, à la fois vexé et furieux contre lui-même.

-Bravo soeurette, on pourrait t'écouter mille et une nuits! dit Zülfür, qui en avait la larme à l'oeil.

-Pendant les journées aussi... fit remarquer Grog, croyant renchérir sur le compliment de son ami.

-C'est seulement une façon de parler, étranger, dit Petronella, que la maladresse du barbare fit sourire. Ainsi s'acheva l'ère des Bombantins et naquit Variantinople, il a déjà plus d'un siècle de cela...

Un silence pénétré suivit la conclusion de l'épique récit, au cours duquel Grog prit le temps d'observer à nouveau autour de lui l'étrange association entre les fresques insouciantes des Bombantins et les idoles monstrueuses des Seigneurs de l'abîme sans fond où grondait l'eau primordiale qui avait donné naissance au monde. Que la folle démesure de ces mages imprudents se fût soldée par un si tragique destin lui inspira quelques réflexions sur la fragilité de la condition humaine, et l'ardente nécessité de ne pas devenir l'esclave de ses passions. Il se félicita mentalement que ses échecs répétés l'eussent toujours maintenu dans l'incapacité de céder même à ses désirs les plus modestes.

-Mais dites-moi Mademoiselle, claironna soudain son familier d'une distance respectable, la porte est toujours là, non? Qu'est-ce qui garantit que de nouveaux mages imprudents ne la rouvriront pas? Je ne dis pas ça pour vous mais imaginons que quelques-uns de vos condisciples...

-Mais tout est différent à présent! répliqua la jeune magicienne. Maintenant les gens savent ce qu'il en coûte de rompre les sceaux de la Grande Sophie!

-Et ce n'était pas le cas avant? demanda l'impertinent félin.

-Bien sûr Val! répondit son maître. Comment auraient-ils pu prévoir qu'ouvrir les portes des royaumes démoniaques des abysses infernaux serait si dangereux?

Un silence gêné suivit l'intervention de Grog, que Petronella rompit heureusement assez vite:

-En tous cas depuis ce temps la consommation d'alcool est formellement interdite aux mages, sur ordre de la Sultane.

Se jugeant suffisamment édifié par ces réponses, Valor le Sage préféra ne rien ajouter et entama un soigneux grattage de l'oreille droite tandis que les trois bipèdes reprenaient leur conversation sur des sujets plus anodins. Après avoir fini l'oreille gauche, il les interrompit à nouveau pour demander à brûle-pourpoint:

-Au fait pourquoi vos aristocrates ont-ils des titres associés à des constellations?

-Hein? dit Petronella qui avait complètement oublié le quadrupède questionneur. Oh, c'est une vieille tradition bombantine... Pour éviter qu'un roturier accède à la dignité de mage on annoblit toujours les étudiants prometteurs, en les affublant d'un titre purement honorifique.

Valor le Sage eut un frémissement perplexe des moustaches. Décidément les tortueux et insoupçonnés détours de la pensée humaine n'avaient pas fini de le surprendre.

-En fait nos anciens rois ont commencé par accorder de vrais titres, expliqua Zülfür. Ces titres étaient associés à des terres, mais assez vite l'espace est venu à manquer...

-Vous voulez dire que les nobles n'étaient pas parmi les meilleurs étudiants? persifla le chat. Par la queue plate de Pollux j'ai du mal à le croire!

-Et pourtant c'était le cas, répondit Zülfür, qui n'avait pas perçu la nuance de sarcasme dans la voix de son interlocuteur. Alors ils ont commencé à donner les fleuves, les mers, les planètes... et finalement les étoiles. Aujourd'hui il ne reste plus que ces derniers d'ailleurs... Les autres ne font plus de magie depuis plusieurs générations.

Puis les trois humains reprirent leur bavardage - fort insipide pour Valor le Sage, lequel entreprit de visiter la Grande Sophie de manière plus approfondie. Se faufilant entre les jambes des suppliants et des thuriféraires - démons servants chargés de faire brûler en permanence divers encens dont les parfums capiteux étaient censés maintenir les Seigneurs dans une sorte de torpeur gourmande - il put admirer les quelques centaines d'idoles que contenait le Temple de la Sagesse.

Certaines étaient si anciennes que les runes démoniaques qui recouvraient leur socle étaient quasiment effacées, d'autres n'étaient pas encore achevées. Parmi eux Râvana, un démon à dix têtes, n'en avait encore que neuf de finies, et un frêle sculpteur travaillait à la dernière, assis sur les genoux de l'effrayant personnage. Il avait veillé à ce que chacune exprimât un sentiment différent. Au lieu de l'habituelle harmonie des représentations idolâtres que Valor le Sage se fût attendu à voir dans tout temple d'une religion qui se respectât, il y avait dans cette juxtaposition de statues si dissemblables et si variées un désir manifeste d'illustrer l'immonde pagaïe qu'étaient les Abysses.

Un vieil érudit cosmogoniste comme lui avait appris que c'était de ce Potage Primordial qu'était né l'univers, et que les démons n'étaient que des êtres contrefaits qui n'avaient pu accéder au privilège douteux de l'existence mortelle. Tout de même... Que cette horde bigarrée de méchants saltimbanques pût prétendre régner sur Apsou, l'Abîme Gorgé d'Eau qui avait vu naître Tiamat, la Mère Suprême, le remplissait de livides pensées.

Un mage démoniste apprend que tout est coïncidence, et c'est ainsi que Valor le Sage remarqua Zorn la Sorcière, qui sautillait en direction d'une galerie inoccupée du Temple. Plus que l'étrange accoutrement de l'adolescente, ce fut sa démarche insouciante et joyeuse qui éveilla la curiosité du familier et l'incita à la suivre.

Il s'en félicita lorsqu'il la vit se dissimuler derrière une colonne pour espionner deux autres personnes qui se tenaient face à un autel plongé dans une obscurité presque totale. Voilà qui laissait augurer quelque intrigue propre à satisfaire son goût pour les secrets inavouables et chasser l'ennui que suscitait en lui le spectacle de la dévotion, fût-elle adressée aux Seigneurs des Ténèbres.

Après que ses yeux se furent habitués peu à peu à la pénombre, il put mieux distinguer les deux silhouettes qui parlaient à voix basse. Il y avait un homme, manifestement étranger à en juger par sa longue chevelure blonde, vêtu de cuir comme les trappeurs mais beaucoup plus richement que ceux-ci. Il parlait à une Autrementine qui portait la longue robe noire et la ceinture faite de chaînes d'or pur qui était l'habit sacerdotal des mages qui servaient en tant que prêtres de la Grande Sophie, si ce qu'avait expliqué Zülfür était exact.

Ils se tenaient devant une idole qui représentait un homme agenouillé, aux mains liées dans le dos et dont le visage était couvert d'un voile. Le voile était particulièrement réussi, car il laissait deviner de vagues traits comme s'il se fût agi d'un véritable tissu. À en juger par son état, l'autel était abandonné depuis longtemps.

Au terme d'une discussion dont Valor le Sage ne put rien entendre d'intelligible, l'homme dégaina une longue épée et la tendit à la prêtresse. C'était une épée de fort riche facture dont la lame était couverte de runes damasquinées. Valor le Sage sentit une démangeaison familière entre ses longues oreilles: l'arme était puissamment enchantée.

L'instant suivant confirma cette hypothèse bien au-delà de ce qu'eût supputé le perspicace félin: sans effort apparent la prêtresse décapita d'un seul coup l'homme qui n'avait pas bougé. Le corps sans tête s'effondra au sol presque sans bruit, tandis que son sang aspergeait le visage voilé de l'idole et inondait l'autel d'une eau carmine et poisseuse. Sa tête était tenue par les cheveux par la main droite de la jeune femme, qui était apparemment gauchère.

Aux yeux de Valor le Sage ce détail avait son importance, car les Sinistres - comme on appelait les gauchers à Tabula Rasa - étaient craints des bretteurs pour des raisons évidentes mais éveillaient la méfiance de manière générale. Tandis qu'il y réfléchissait il entendit la tête dire, d'une voix que la surprise rendit plus facile à entendre:

-Qu'est-ce que ça signifie? Je ne suis pas humain ou quoi?

La prêtresse leva la tête jusqu'à la sienne et lui répondit d'un ton très faituel:

-Tout porte à le croire, Thanos.

-Ben merde alors! Si j'avais su...

La tête de Thanos s'interrompit: le visage de la prêtresse avait changé. Elle regardait avec un regard à la fois fasciné et terrifié quelque chose par-dessus l'endroit où se tourvait encore son épaule quelques instants plus tôt.

-Qu'y a-t-il? demanda la tête. Retourne-moi!

Elle accéda lentement à sa demande et la tête de Thanos put voir le corps de Thanos se relever, prendre le temps d'épousseter ses vêtements et tendre la main vers la prêtresse. Par curiosité autant que par peur, celle-ci lui rendit l'épée et le corps décapita cette fois la statue.

La tête ne fit pas en tombant le bruit d'un bloc de marbre heurtant le sol. Toujours couverte de son voile, lequel était devenu un véritable voile de tissu, elle semblait avoir pris une consistance charnelle à l'instant où l'épée l'avait touchée. Le corps la ramassa et la plaça sur ses épaules, puis il ôta le voile, laissant apparaître un visage identique à celui de Thanos.

Le double sourit à son original puis se dirigea lentement vers la sortie tout en rengainant son épée, sous les regards effarés de la prêtresse et de son trophée ahuri.

-Par les moustaches de Pollux si je m'attendais à ça! s'écria celui-ci lorsqu'il eut retrouvé l'usage de la parole.

-Les bras t'en tombent, hein? demanda la prêtresse.

-Je ne comprends pas, poursuivit la tête de Thanos en se retenant de sanctionner ce trait d'humour de mauvais goût par quelque répartie cinglante, car après tout c'était elle qui le tenait. Je ne comprends pas! Il y a dû y avoir une erreur dans mon plan parfait, mais où?

-Quand tu m'as demandé de te décapiter, peut-être? harsarda la prêtresse.

-Mais non! Ça faisait partie du plan, ça devait faire de moi un revenant, j'avais tout prévu...

-Mais les immortels ne reviennent pas, conclut la prêtresse d'un ton irrévocable.

-Foutre! s'écria la tête, de plus en plus furieuse à mesure qu'elle prenait conscience des paramètres de sa nouvelle condition. J'apprends que je suis immortel en même temps que je perds les moyens d'en profiter!

-Baisse le ton, Thanos! lui intima la prêtresse. Tu es dans la Grande Sophie, pas au marché des volailles!

-Je parle comme je veux, misérable mortelle! répliqua la tête en haussant la voix de plus en plus.

La prêtresse murmura quelques mots et fit quelques gestes de sa main libre et des ficelles noires apparurent pour coudre ensemble les lèvres de la tête, interrompant ainsi les peu discrets épanchements de sa colère. Puis elle disparut avec son fardeau par une porte dérobée dissimulée derrière une tenture.

Une fois le calme revenu, Valor le Sage se demanda s'il n'avait pas été victime d'un mauvais rêve dû à une trop longue exposition à la fumée des encens. Mais le sang de Thanos recoouvrait encore la statue décapitée posée sur l'autel, et la petite fille en noir... n'était plus là. Le familier se souvint qu'il l'avait vue disparaître juste après la sortie du double.

"Se serait-elle téléportée pour pouvoir le suivre sans attirer l'attention des deux autres loustics?" songea le félin en se rapprochant de la statue mutilée.

-Mais que fais-tu ici, Val? résonna soudain la virile voix de Grog tandis que le chat sentait la poigne familière de son maître le saisir par la peau du cou pour le percher sur son épaule. Nous t'avons cherché partout. Je commençais à m'inquiéter!

-Tu admirais les Seigneurs oubliés? demanda Zülfür en regardant autour de lui.

-Les Seigneurs oubliés? s'enquit Valor.

-Oui, personne ne vient jamais dans cette aile du Temple. Les prêtres y entreposent les idoles des Seigneurs passés de mode, comme celui-là...

Il désigna la statue sans tête et hocha la sienne:

-C'est un vieux de la vieille, celui-là. Je parie que même mon grand-père ne saurait te dire son nom. Mais toi frangine, tu dois savoir ça, non?

Petronella était en train de les rejoindre, son lourd grimoire sous son bras. Elle s'approcha de l'idole et dit en passant sa main sur le sang frais qu'avait versé Thanos:

-Cthunaz, le Dormeur du Mal... Je ne me souvenais pas qu'il n'avait pas de tête. C'est l'un des plus anciens Seigneurs, en tous cas. Mais plus personne n'invoque son intercession depuis des siècles.

-Forcément, s'il dort tout le temps... remarqua Grog.

Amenant son doigt à sa bouche, Petronella goûta le sang du sacrifié, et son visage prit une expression à la fois étonnée et inquiète. Qu'un Seigneur oublié reprît du service: soit. Rien de plus normal après tout. Mais depuis quand sacrifiait-on des démons à d'autres démons?