Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre troisième : Mais où l'Impératrice a-t-elle donc la tête?


Par Nikos Leterrier


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Elle ouvrit paresseusement les yeux, laissant le soleil révéler leur couleur de nacre et d'argent mêlés. Ses lèvres ourlées de grenat s'entrouvrirent et sa longue langue se glissa entre ses dents pointues. La tête renversée en arrière elle offrait sa poitrine nue à la caresse du matin et semblait chercher le baiser d'un partenaire invisible.

Sa main gauche, décorée de bagues de platine sur lesquelles étaient enchâssés des saphirs, glissa sur le drap de soie noire. Jouant de ses doigts comme de pattes elle rejoignit son poignet tandis que sa main droite réajustait sa tête dans le prolongement de son cou.

Variance était accoutumée à ces gestes matinaux. Elle avait le sommeil agité et son corps humain se défaisait toujours pendant la nuit. De nombreuses femmes se recoiffaient sans doute au même instant dans toute la ville. Mais elle, la Sultane de l'Empire Autrement, en l'honneur de qui l'on avait rebaptisé la capitale, rappela à son crâne lisse sa longue chevelure écarlate qui était allée prendre le soleil sur l'une des colonnes de porphyre de sa terrasse, comme un animal désireux de se fondre dans le décor.

Se démêlant eux-mêmes tout en rampant comme une myriade de serpents jusqu'à leur maîtresse, ses cheveux interminables grimpèrent le long de son dos et reprirent leur place. Ils dessinèrent à nouveau les boucles coquines qui ornaient les épaules de l'Impératrice tandis que sa colonne vertébrale se glissait à nouveau derrière celle-ci comme un scolopendre d'ivoire.

Elle était entière enfin, et pouvait se lever.

Vêtue seulement d'un voile de satin négligemment posé sur ses épaules, et des innombrables bracelets qui ornaient ses poignets délicats, elle fit quelques pas sur sa terrasse qui dominait toute la cité qui désormais portait son nom. Le soleil faisait déjà briller la coupole de la Grande Sophie de mille feux étincelants. Elle saluait chaque matin le chaos des rues qui serpentaient entre les maisons blanches et rouges recouvrant les collines comme des champignons voraces.

De là où elle était, les dénivelés de la cité lui donnaient l'impression que celle-ci n'était que le prolongement des vagues orgueilleuses apportées par l'Océan Belliqueux, et qu'un ressac venu des Abysses allait bientôt l'engloutir.

-Vous êtes réveillée, Votre Hasardeuse Majesté? demanda timidement une voix de jeune fille derrière elle.

L'Impératrice se retourna et sourit à sa demoiselle de compagnie, qui tenait entre ses mains une longue robe noire lamée d'argent.

-Mais oui Petronella... La torpeur qui me tient lieu de sommeil s'est enfin dissipée.

Petronella frappa dans ses mains et la Sultane entendit le bruit familier de Kak Na Zlo qui rampait sur le sol de marbre. Kak Na Zlo était un démon soumis et affecté au service de l'Impératrice depuis toujours.

Les serviteurs immortels ayant en général des frais d'entretien minimaux et une fidélité de fait éternelle, on peut dire qu'ils sont irremplaçables à tous point de vue. Aussi l'entourage de Variance était-il principalement composé de démons asservis par magie et de Sang-Mêlés comme elle, ceux que le peuple appelait les Trucs, faute d'un meilleur terme.

Kak Na Zlo avait une peau pâle comme le marbre sur lequel il se déplaçait, un corps de femme qui se terminait par une longue queue de serpent dont les écailles avaient des reflets d'émeraude et sa tête était une contrefaçon monstrueuse et cent fois grossie de celle d'une mante religieuse.

Abomination née des tréfonds insondables des royaumes les plus corrompus des Abysses, Kak Na Zlo était une créature vouée tout entière aux Ténèbres. Démon puissant et destructeur, il aurait eu le pouvoir de déchaîner sur le palais un ouragan de feu capable de rendre la pierre à son état primitif de lave, ou de réveiller les volcans endormis qui reposaient sous les pieds des citadins, mais ses facultés pyromanciennes étaient pour l'heure concentrées sur le récipient conique qui contenait le kahve de l'Impératrice, lequel trônait au centre du plateau d'argent qu'il tenait, entouré d'une cour de croissants au beurre.

Variance détestait à la fois les odeurs de cuisine et boire son kahve froid. Kak Na Zlo était donc chargé de remédier à cet insoluble paradoxe en parcourant les interminables couloirs qui conduisait des cuisines jusqu'aux appartements de la Sultane, d'une aile à l'autre du Palais, tout en maintenant le kahve juste assez bouillant pour qu'il soit prêt et à la température adéquate à son arrivée au chevet impérial. Cela exigeait une maîtrise des arts occultes que sans doute seul un démon pouvait atteindre.

Petronella saisit délicatement le manche du récipient fumant et en versa le liquide noirâtre et sucré dans la tasse de céramique blanche prévue à cet effet, en prenant bien garde d'empêcher la mousse d'accompagner le liquide. On en avait empalé pour moins que ça et après tout c'est pour ce talent particulier qu'on lui avait fait l'insigne faveur de la désigner Demoiselle du Lever Impérial.

Pour un être issu d'un monde où régnait encore le Chaos primordial dont toute chose procédait, la Sultane avait des habitudes bien établies. Certes, elle prenait soin de faire écarteler quelques personnes de temps en temps par surprise, afin de rester fidèle à sa nature chaotique et ténébreuse. Mais elle avait pris goût à la monotone répétition des rituels quotidiens dont son auguste personne était le centre.

Ainsi elle avait toujours le même geste pour inviter sa servante Petronella à l'aider à revêtir sa robe du jour, et son corps de sirène ondulait toujours de la même manière pour se poser sur le tabouret devant lequel Kak Na Zlo s'était immobilisé, comme un meuble portant la collation matinale de la Sultane.

Et comme chaque matin elle passa ses mains dans ses cheveux juste avant que Petronella ne commençât à les peigner soigneusement tout en les oignant d'huiles parfumées. C'est dans ce geste qu'elle remarqua un éclat nouveau sur la peau sombre de Petronella.

-Tu portes un nouveau bijou, petite fille?

Surprise, la servante eut un sourire gêné et ravi à la fois. Elle essaya de cacher sa main droite dans les cheveux de sa maîtresse mais rien n'échappait au regard acéré de l'Impératrice:

-On dirait un anneau de fiançailles... Aurais-tu enfin fait ton choix sur l'un de tes soupirants?

La voix de Variance la Sultane avait pris un ton amical et complice. À l'inverse de la coutume, c'est elle qui servait de confidente à ses domestiques. Elle prenait un singulier plaisir à tout savoir des existences simplement humaines de son entourage immédiat, dont les petits détails ressourçaient sa part d'humanité qui menaçait sans cesse de disparaître.

Elle connaissait ainsi la vie de Petronella jusque dans ses moindres détails. De ses angoisses d'étudiante désargentée à l'École Polygnostique où elle apprenait l'art ténébreux des mages démonistes, à ses innombrables bleuettes avec ses condisciples masculins. C'était pour elle un irremplaçable divertissement. Il était particulièrement cocasse d'imaginer un de ces jeunes mages fort habiles à l'invocation ou au bannissement des créatures démoniaques nées des infinis abîmes des mondes maudits suer sang et eau sur une simple lettre d'amour.

-Allons, ne te fais pas prier, petite guêpe! plaisanta la Sultane. Montre-moi dont ce gage minéral d'amour et de fidélité.

Rougissant jusqu'à prendre la couleur des colonnes de porphyre, Petronella tendit à sa souveraine sa main droite. À l'annulaire - car il y a des gens sans imagination - brillait un anneau d'or blanc d'apparence fort simple. Variance plissa légèrement les yeux et put distinguer à la surface du bijou un enchevêtrement de runes de la langue ténébreuse gravées sans doute à la pointe d'un diamant.

-Il ne s'est pas moqué de toi, dit-elle d'une voix de connaisseuse. Le Regard Oblique... Les Chemins de Basse-Fosse... Mazette! Il y a même les Voix d'Outre-Monde. je vois qu'on ne se refuse rien! Et on dirait même...

Afin de mieux distinguer le dernier enchantement elle prit la main de sa servante et dans ce geste sa peau effleura la surface de l'anneau. Elle retira aussitôt sa main comme si elle avait été brûlée par ce contact, et émit un cri de douleur rauque et puissant, qui évoquait une bête ancienne et fabuleuse plutôt qu'une ravissante jeune femme rousse.

Comprenant son erreur, Petronella se jeta aussitôt aux pieds de sa maîtresse:

-Votre Infinité, j'implore votre pardon! J'avais oublié...

-De l'or blanc? dit la Sultane d'un ton à peine courroucé, mais que Pétronella avait appris à redouter comme la peste. Ton fiancé t'offre de l'or blanc? Dois-je me sentir visée?

L'or était haï par les démons et la plupart de ceux qui partageaient leur sang, et l'or blanc ayant le don de ne pas ressembler à de l'or, il était particulièrement redouté. Porter un tel bijou en présence de la Sultane était un crime de lèse-majesté, mais Petronella n'y avait pas songé, toute à sa joie d'être enfin fiancée à l'homme qu'elle aimait. Se tordant les mains de douleur comme elle l'avait vu faire à l'opéra, elle répondit en pleurant:

-Non, Votre Aléautorité! C'est traditionnel dans sa famille, vous savez... Ils sont mages démonistes depuis toujours, et... Il a dû oublier, l'indigne! Je... je vais rompre les fiançailles! Je...

-Voyons, ma chérie! dit Variance en riant. Serais-je donc si méchante?

Petronella n'osa pas relever ses yeux miroitants de larmes vers sa souveraine. Comment répondre à une telle question lorsque c'est une reine née d'un ventre de femme mais enfantée par un Seigneur des Abysses qui vous le demande? Comment être certaine de lui complaire?

La malheureuse fiancée sentit une main glacée lui relever brutalement le menton, et les yeux blanchâtres de la Truque se plongèrent dans les siens:

-Serais-je si... comment dit-on?... prévisible? demanda à nouveau Variance, d'une voix fielleuse.

Incapable d'utiliser sa langue qui lui semblait être devenue de sable (mais peut-être était-ce le cas, avec Variance on ne savait jamais), Petronella hocha frénétiquement la tête en signe de dénégation. Après un petit sourire débordant de tendresse, la Sultane se redressa et caressa les cheveux de sa servante comme si elle flattait de la main un animal de compagnie. Trempant l'un des croissants dans son kahve, elle dit avec une ironie toute particulière:

-Ouf! Tu m'as fait peur, ma colombe.

Son corps fragile encore parcouru de tremblements convulsifs, Petronella se releva lentement et salua sa maîtresse avant de se retirer. Elle avait encore trois grimoires entiers à réviser pour les prochaines épreuves. Elle avait presque franchi le seuil des appartements impériaux quand une voix gênée par des morceaux de croissants la rappela:

-Au fait? Qui est le nom de l'heureux élu?

Se mordant les lèvres pour ne pas recommencer à pleurer, Petronella se retourna lentement, et dit d'un ton funèbre, comme si elle allait à l'échafaud:

-Constantin de la Corneraide, Votre Stochasticité.

-Corneraide... Son père est le Marquis de la Grande Ourse, n'est-ce pas?

C'était une question purement rhétorique, car l'Impératrice connaissait sur le bout de ses doigts amovibles le détail des titres de noblesse qu'elle avait distribués. Aussi Petronella se contenta de garder la tête baissée en silence, jusqu'à ce qu'un geste de la souveraine la congédiât.

Une fois seule avec Kak Na Zlo, Variance acheva sans pitié les derniers croissants en les noyant dans son kahve tandis que ses cheveux s'arrangeaient d'eux-mêmes en une longue natte au dessin compliqué. Petronella n'était véritablement utile que pour sa délicieuse compagnie et son babil d'ordinaire infatigable.

-J'espère que je ne l'ai pas cassée? soliloqua la Sultane en se relevant.

Ayant fait signe à son démon domestique de disparaître à son tour, elle marcha pieds nus jusqu'à une porte de bois noir. Les monstres sculptés qu'elle portait saluèrent la Sultane et les deux battants s'ouvrirent sans un bruit pour l'accueillir dans l'immense salle ronde où elle tenait son Divan.

Ses Janissaires l'attendaient sous une gigantesque coupole de cristal. Tout entiers vêtus de noir comme elle, ils étaient eux aussi des Sang-Mêlés et leur force surhumaine s'en ressentait. Ils étaient capables de décapiter trois hommes à la fois d'un revers de leurs longs sabres courbés. On ne voyait de leurs visages toujours voilés que leurs yeux rouges qui brillaient du même éclat froid et brûlant à la fois que ceux de leur Impératrice.

Variance s'allongea sur le Divan qui l'attendait de tout son corps alangui recouvert de velours écarlate. Elle saisit l'embouchure d'une haute pipe à eau déjà installée à son intention et aspira avec délice quelques vapeurs parfumées de rose et de jasmin avant d'embrasser d'un regard circulaire tous les membres de son conseil.

Assis en demi-cercle sur des tabourets d'ébène, ils ne pouvaient s'empêcher pour la plupart de tromper leur attente par des gestes nerveux. L'un tambourinait de ses ongles peints sur un épais volume de comptes, l'autre au contraire se rongeait ce qui restait de ses ongles sur ses doigts ensanglantés, un dernier semblait trépigner sur place tant ses pieds étaient agités. Variance ne se lassait jamais du contraste entre ces signes de nervosité et les imperturbables visages de marbre qu'ils avaient composé à son intention.

Nombre d'entre eux étaient pourtant eux-mêmes des Sang-Mêlés, mais la salle du Divan Impérial était pour eux le sujet d'une angoisse qui pouvait même faire frémir un Immortel. Cette peur était une preuve - s'il en était besoin - de l'impartialité de la Sultane: tous ses sujets avaient autant de raison de la craindre.

D'où venait donc cette peur?

Certes, un complexe système de miroirs et de loupes articulées permettait éventuellement de concentrer un des rayons du Soleil déjà haut dans le ciel (la Sultane n'était guère matinale) sur l'un d'entre eux en un faisceau assez intense pour les brûler vif, et le feu céleste détruisait également simples mortels et créatures des ténèbres.

Certes, Variance était connue pour confier de hautes responsabilités à ceux qu'elle soupçonnait de haute trahison, afin de les pousser à se révéler eux-mêmes. Elle tranchait ensuite la question sans attendre, une fois sa conviction forgée, et ses outils de décision étaient accrochés aux ceintures des Janissaires qui les entouraient.

Certes, chaque pan de mur de la pièce cachait une porte dérobée vers les Abysses, qui pouvait s'ouvrir comme une gueule affamée et saisir d'une langue invisible l'un d'entre eux vers les royaumes arides datant des temps cruels où la mort n'existait pas encore et où la souffrance n'existait qu'éternelle.

Mais ils ne craignaient rien de tout cela. Le véritable objet de leur terreur se trouvait dans une cage aux barreaux d'or pur posée au centre du cercle qu'ils formaient avec le Divan Impérial. La cage était circulaire et ressemblait à un panier d'enfant tissée d'osier qu'on vendait au Grand Bazar. À l'intérieur se trouvait un démon asservi, qui avait pris la forme d'un enfant à la peau rouge et aux cheveux éclatants de blancheur. Il souriait et regardait autour de lui de ses yeux grand ouverts, car il n'avait pas de paupières.

Ce démon était appelé la Sublime Porte.