Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre deuxième : Le regard étincelant de la Grande Sophie


Par Nikos Leterrier


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Le fier gallion cinglait hardiment les eaux turbulentes de l'Océan Belliqueux. Sa figure de proue était taillée dans un bois très clair, rappelant la couleur de la chair des gens du nord, et représentait une femme nue aux doigts griffus et affublée de deux longues ailes de chauve-souris, effilées comme des poignards. On ne voyait pas son visage car le sculpteur l'avait représentée la tête baissée, voilée par ses longs cheveux. Il était d'usage de ne pas figurer les démons.

Chaque mouvement de tangage la faisait presque disparaître sous les flots pour réapparaître juste après, ruisselante d'eau salée, comme un monstre marin surgissant des abysses. Portée par un puissant vent d'est, LA SUCCUBE fendait les remous écumeux qui la séparaient de Variantinople, la glorieuse capitale du chaotique Empire Autrement.

Ses trois mâts portaient d'immenses voiles blanches gonflées comme des outres. Vastes et pourtant combles, ses cales contenaient assez de marchandises pour enrichir plus de cent hommes. Ses étendards noirs frappés du croissant blanc de l'Impératrice claquaient fièrement au vent déjà chargé des parfums capiteux de la cité légendaire, qui se mêlaient étrangement aux odeurs poissonneuses de la mer.

-C'est le printemps, soupira un homme qui se tenait accoudé à la balustrade près de la figure de proue, son visage sombre fouetté par les embruns. Les rosiers des Jardins du Serpent doivent être en fleurs...

Il tapa sur l'épaule de son voisin et lui dit:

-Tu verras fils! Les loups-calmes à la rose de Variantinople sont les meilleurs du monde! Et ceux de ma sœur sont les meilleurs de Variantinople!

L'homme à qui s'adressait cette invitation avait déjà la bouche pleine, mais il émit un remerciement gourmand:

-Mer'hi, 'ülfür...

Une vague un peu plus haute que les autres vint les asperger d'eau dans une grande claque liquide. Les deux hommes se regardèrent en riant, leurs cheveux noirs collés sur leurs visages. Zülfür ouvrit la besace de cuir dont il ne séparait jamais pour en tirer une feuille de papier froissé dans laquelle étaient enveloppés des friandises au miel façonnées en animaux. Des lions y cohabitaient en toute amitié avec des gazelles, des éléphants, des libellules, des tortues, des papillons, et bien sûr les fameux loups-calmes.

-Loué soit le Prince-Démon, Grog! dit Zülfür à son ami. L'eau n'a pas gâté nos sucreries. Tiens: ressers-toi, fils!

Grog le Guerrier captura d'une main avide la moitié des créatures encore vivantes, en engloutit la première et demanda à son chat, qui se tenait sur le pont à quelques pas derrière lui:

-Tu es sûr que tu ne veux pas une grenouille au sucre, Val? Elles sont fameuses.

Étendu sur le dos et les quatre pattes en l'air dans une pose pour lui fort peu habituelle (il eût préféré mourir plutôt que d'accepter une caresse sur le ventre), Valor le Sage répondit d'une voix geignarde:

-Par pitié patron... Ne me parle pas de manger... Glurg... Laisse-moi plutôt mourir en paaaaaix...

Le malheureux familier détestait déjà la mer pour sa regrettable propension à être pleine d'eau, mais ce voyage en navire sur un océan connu pour être perpétuellement agité lui avait donné dès les premiers roulis des raisons de la haïr avec une force redoublée. Pour distraire son esprit des abominables nausées qui l'avaient harcelé dès le départ, il se remémorait avec délectation ce passage des histoires anciennes du pays où ils se rendaient, où un roi fou avait fait fouetter la mer avec des chaînes portées au rouge, pris d'un accès de colère aussi terrible que dérisoire après le naufrage de sa flotte.

Heureux d'être pour une fois débarrassé des commentaires désobligeants de son familier sur ses propos, Grog eut un petit sourire de joie maligne. Il savourait particulièrement cette conversation avec Zülfür, qui lui était un parfait inconnu trois jours plus tôt, lorsqu'ils avaient embarqué ensemble sur la SUCCUBE.

Loin de Tabula Rasa, sa ville natale, sa réputation était encore à faire. Il n'était plus l'aventurier raté perpétuellement en manque d'argent et avait une nouvelle chance de devenir enfin le héros qu'il méritait d'être. Seul son familier connaissait son passé et le malheureux chat n'était pour l'instant pas en état de couper de ses habituels sarcasmes le portrait flatteur qu'il comptait tirer de lui-même auprès des Autrementins.

Il se sentait renaître et, déterminé à ne pas laisser mourir cet échange si prometteur, il essaya de relancer la conversation:

-Dis moi Zülfür, euh...

Peinant à trouver un sujet de discussion au débotté, il regarda autour de lui et posa la première question qui lui vint à l'esprit:

-Pourquoi cette Lune sur votre étendard?

-Parce notre Impératrice adore les croissants. Surtout au beurre.

Zülfür fut interrompu par un râle d'écoeurement provenant du pont, que le terme "beurre" avait suscité chez le félin malade. Il reprit à voix un peu plus basse, tout en souriant dans sa barbe soigneusement taillée en pointe:

-Elle en dévore une dizaine chaque matin avec son kahve.

-Une dizaine chaque matin? s'étonna Grog. Elle doit être encore plus énorme que ma mère!

Zülfür répondit aussitôt, indigné par une conclusion si hâtive:

-Énorme? Détrompe-toi, fils! Elle est fine comme un serpent et svelte comme une biche. Sa peau a la douceur d'un matin d'avril, et pourtant ses yeux brûlent comme des soleils de midi! Elle serait la plus belle femme du monde si... ben si c'était une femme.

-Ce n'est pas une femme? Tu veux dire qu'elle n'est pas humaine?

Les êtres non-humains comme les Elfes étaient légion à Tabula Rasa, mais ce n'était pas ce genre d'humanoïde qu'abritaient les mystérieux palais de Variantinople, puisque Zülfür ajouta en parlant un ton plus bas:

-Ni même mortelle...

L'Autrementin baissa à nouveau la voix, obéissant cette fois à une sorte de réflexe conditionné:

-Elle... Enfin c'est une Truque.

Le ton confidentiel qu'avait employé Zülfür semblait indiquer que la signification de ce mot était de notoriété publique, mais Grog le Guerrier n'en fut pas plus avancé. Désireux de masquer sa proverbiale ignorance, il se contenta de hocher gravement la tête en signe d'acquiescement tout en croquant un crocodile fourré d'une délicieuse confiture aux airelles.

Dans le silence qui suivit les deux voyageurs contemplèrent la côte du détroit du Beau Phare qui se devinait de mieux en mieux à mesure que le vent ramenait la fringante SUCCUBE à la ville où elle avait été bâtie. La ligne bleue des montagnes se découpait sur le ciel limpide et la foule des maisons blanches installées sur leurs flancs donnaient l'impression d'une colonie de mouettes posées sur des rochers à fleur d'eau.

Soudainement un rayon de lumière les fit cligner de l'oeil.

-La coupole de la Grande Sophie, mon ami! s'écria Zülfür. Couverte de feuilles d'or, elle réfléchit les rayons du Soleil jusqu'à nous, et brille comme le contrepoint diurne du Beau Phare qui se dresse de l'autre côté du détroit. Le monde entier nous envie ce Temple de la Sagesse. On vient de loin pour y entrer, comme toi, mon ami!

L'aventurier de Tabula Rasa faillit répondre qu'il ignorait jusqu'à l'existence même de ce fameux temple une minute plus tôt, mais jugea plus prudent de ne pas interrompre son nouvel ami dans son envolée patriotique. Zülfür vanta longuement l'histoire glorieuse de ce lieu antérieur même à la création de l'Empire Autrement en termes qui parurent fort obscurs au guerrier.

Si Grog avait écouté d'une oreille moins distraite, il eût peut-être compris pourquoi l'Autrementin acheva son panégyrique par cette question:

-Mais au fait: que dit-on de notre impératrice chez vous? Le fait qu'elle soit une Truque doit beaucoup vous étonner, n'est-ce pas?

-'est-à-'dire... commença Grog, pris au dépourvu par cette question, et la bouche pleine des derniers éléphants aux abricots qu'il avait gardés pour la fin.

-Il est vrai que jadis les Trucs étaient nos esclaves... reprit Zülfür. Mais ils ont le pouvoir à présent. Ils ont fondé l'Empire et renommé la cité Variantinople, en l'honneur de Variance, notre Impératrice. Ils ont clos les entrées invisibles du Temple de la Sagesse, que les anciens mages avaient laissées ouvertes.

-On ne peut plus y entrer alors? s'étonna Grog.

-Mais si! dit Zülfür en riant. Les mortels le peuvent toujours, ce sont les démons qui ne peuvent plus franchir le seuil de la Grande Sophie selon leur caprice. Ils remontaient jadis les chemins sacrés du Temple. Créés par les anciens mages, ces chemins sont interdits aux profanes. Ils débouchent sur aucun lieu connu des mortels, mais sur les dimensions démoniaques. Les mages les utilisaient pour s'y rendre, et en fermaient soigneusement les accès, afin que les démons ne pussent les emprunter dans l'autre sens, jusqu'à notre monde. Mais les mages devinrent négligents dans leur décadence, et les démons commencèrent se répandre parmi les vivants.

Pour évoquer ce passé tragique, le timbre de la voix de Zülfür s'était fait grave et lourd de menace, comme la rumeur d'un orage. Son visage exprimait un mélange de colère à l'encontre des anciens mages si inconséquents et de terreur à l'idée du terrible fléau qui s'était abattu sur son pays il y avait des années de cela... bien avant sa naissance.

Mais Zülfür était conteur de son métier, et il avait comme tous les gens de sa profession, le don de voir ce que ses yeux n'avaient jamais rencontré et d'avoir des souvenirs d'instants qu'il n'avait jamais vécus. Aussi continua-t-il, pour son auditoire restreint mais enfin captivé:

-On peut voir encore les traces de leur passage dans la Vieille Ville. Dans les ruines des palais des anciennes familles patriciennes, le sang des anciens maîtres a si bien impreigné la terre que les arbres sauvages qui y poussent ont des feuilles écarlates. Ils les gardent même en hiver, comme le cri silencieux d'âmes qui ne connaîtront jamais le repos. Leurs troncs sont plus tordus encore que le corps d'un serpent. Ils s'enroulent comme les méandres des mondes chaotiques que les démons ont quittés pour punir les invocateurs de leur coupable imprudence. Leurs troncs noueux racontent une histoire que les mots ne sauraient décrire...

Baissant les yeux vers le sol, qui n'avait pourtant rien de terrestre, il posa sa main sur le bras de Grog et lui chuchota:

-Qui sait jusqu'où vont leurs racines? Qui sait s'ils ne tirent pas leur eau des dimensions maudites, car aux flancs arides de ces collines rien ne pouse sans irrigation. Alors qui? Ou plutôt... quoi?

Les planches vernies du pont parurent soudainement menaçantes au guerrier qui s'empressa de finir le dernier éléphant pour se maîtriser. Zülfür reprit, sur une voix soudainement enthousiaste:

-Mais notre peuple est protégé désormais! Les Trucs ont refermé tous les accès et renvoyé le peuple maudit des Abysses à leurs territoires impossibles, là où les vérités des mortels n'ont plus de sens. Ils libérèrent notre peuple du joug intolérable de ces êtres infâmes, eux qui viennent d'un monde où sont bafouées jusqu'aux lois les plus naturelles de la géométrie.

-Il n'y a plus de démons à Variantinople, alors? demanda naïvement Grog, qui se demandait comment se faire une réputation de héros s'il n'y avait plus de monstres à combattre.

-Euh... Si.

Grog le Guerrier était habitué à ne pas comprendre, mais il ne put s'empêcher de froncer les sourcils d'un air particulièrement perplexe, tout en frappant ses mains l'une contre l'autre pour en faire tomber le sucre. Zülfür reprit:

-Mais ça n'a rien à voir! Ils viennent maintenant parce qu'ils sont invoqués.

-Invoqués? Mais par qui?

-Par la Sublime Porte.