Deuxième Cycle des improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre premier : Téléportation et savoir-vivre


Par Nikos Leterrier


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La sorcière sentait l'air autour d'elle se charger de cette étrange fragrance qui venait lui flatter agréablement l'odorat lorsque la magie lui ouvrait les portes invisibles des dimensions non-euclidiennes. Une odeur de vanille et de poires encore vertes. La magie s'emparait de son corps pour la faire voler à travers ces replis de l'espace hors de toute perception humaine naturelle.

Le renard qui l'observait au centre de la clairière la vit peu à peu disparaître. Elle se sentit plongée comme chaque fois dans ce monde sans haut ni bas, parcouru de lumières invisibles aux yeux des profanes, peignant des couleurs inconnues sur des créatures à la fois hideuses et magnifiques. Les chants graves des habitants de ces mondes lui parvenaient vaguement avant de s'éteindre, comme si un insecte au vol bruyant frôlait à chaque fois son oreille. Jamais elle n'aurait pu dire si elle passait ne fût-ce que le temps d'une respiration dans cet entre-deux-mondes, ni même si elle pouvait encore se dire vivante en cet insaisissable instant.

Mais comme chaque fois le sortilège la ramenait sur Terre, dans le paisible et rassurant univers faussement euclidien qui était le sien... mais fort loin de là où elle était partie, et c'était là tout l'intérêt. Ses bottes de cuir fatigué aux semelles couvertes de boue se posèrent sur un tapis soyeux. Elle pouvait être fière d'elle : cette fois même son long chapeau pointu couvert de rayures noires et blanches était arrivé intact.

-Zorn, je te l'ai déjà dit cent fois! grogna le vieil homme devant qui elle venait d'apparaître. Tu dois te téléporter DE L'AUTRE CÔTÉ de ma porte! Regarde ce que tu apportes avec toi!

-De l'autre côté de la... répéta l'adolescente sans comprendre, tandis que les feuilles mortes qui avaient voyagé avec elle se déposaient un peu partout sur les tapis, les tables et les étagères peuplées de grimoires qui observaient la scène en silence, derrière leur imperturbable masque de cuir.

-Oui! Ensuite tu frappes et tu attends qu'on t'invoque à... t'invite à entrer!

Le vieil homme s'était repris juste à temps. Son état de mage démoniste l'amenait souvent à d'étranges lapsus. Il est rare de voir les praticiens de l'art ténébreux vivre assez vieux pour pour avoir ce genre de distraction, qui en général se font de plus en plus fréquentes avec l'âge. Mais Hubert-Valentin de la Corneraide, Marquis de la Grande Ourse, n'était pas n'importe qui.

Coutumier des tâches impossibles et des défis que nul n'osait même relever, le distingué Marquis n'avait toujours pas renoncé à inculquer à Zorn la Sorcière d'élémentaires notions de savoir-vivre, en dépit de la déjà proverbiale incapacité de celle-ci à s'adapter à un quelconque tissu social.

Il insista donc pour que la demoiselle en hardes noirâtres et poussiéreuse franchît le seuil de son cabinet de travail pour refaire son entrée selon les règles de l'art.

-Le vieux! claironna Zorn en entrant en trombe après qu'il avait dit "entrez". Tu ne vas pas me croire, mais j'ai levé un colimaçon trop fandard!

Convaincu de la nécessité de procéder par étapes dans toute démarche pédagogique, Messire de la Corneraide ne releva pas l'absence caractérisée de toute forme de politesse, même larvaire, dans l'entrée en matière de la jeune fille. Soupirant intérieurement il se contenta de retranscrire son jargon en termes acceptables:

-Tu veux dire sans doute: "Le bonjour, Maître. J'apporte une supéfiante nouvelle: j'ai découvert un attracteur étrange fort intéressant"?

-Ouais, tout pareil!

Le sourire jovial et ravi de la jeune fille était si désarmant que le Marquis n'insista pas plus avant et se contenta de demander:

-Et qu'a-t-il de si particulier ton... colimaçon?

Zorn prit le temps d'ôter son long chapeau pointu et d'en épousseter les rayures blanches (à quoi bon se fatiguer à nettoyer les noires?) avant de répondre. Puis, tout en démêlant avec ses doigts la tignasse de ses longs cheveux qui donnait l'impression qu'elle portait un corbeau mort sur le crâne, elle dit en ménageant soigneusement des pauses, pour attiser la curiosité du vieux mage et retarder l'instant où la nouvelle le laisserait abasourdi:

-Il est lié à un démon... Un démon que nous connaissons un peu...

Attendri par le manège si naïvement aguicheur de la jeune fille, le Marquis prit à son tour le temps de nettoyer sa plume dont l'encre avait séché à la bourrasque de vent arrivée en même temps que la petite sorcière, de la tremper à nouveau dans l'encrier, de finir sa phrase et enfin de se débarrasser d'une superbe feuille d'érable écarlate qui s'était fichue dans sa longue chevelure blanche.

-On pourrait dire qu'il soutient l'existence même de ce démon... continua Zorn, qu'il lui donne assez de cohérence pour exister... pour survivre au paradoxe...

Posant sa plume, Hubert-Valentin de la Corneraide demanda finalement d'un ton paternaliste dont il savait qu'il avait le don d'horripiler la demoiselle:

-C'est très bien, ça, dis-moi. Mais de quel démon s'agit-il?

Elle allait sans doute lui citer le nom d'une Succube du Palais au Mille Portes, ou de l'un des Sans-Visage du Ventre de la Mort, ou même d'une Abomination des Abîmes de Soie... bref: un quelconque amuse-gueule d'apprenti-démoniste du même acabit. C'était mignon tout plein de la voir si fière d'elle, convaincue d'avoir trouvé la Lune.

Fixant sur le vieux mage ses yeux couleur de saphir, la jeune fille répondit d'une voix indifférente:

-Oh... La Sublime Porte, Maître.

Le Marquis de la Grande Ourse se leva si brusquement que son siège faillit faire un saut périlleux avant de heurter à grand bruit les tapis multicolores du sol.