Les improbables aventures de Grog le Guerrier et Valor le Sage

Chapitre premier : Le dragon de Karman


Par Nikos Leterrier


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Le dragon semblait faire corps avec la roche noire veinée de rouge qui l'entourait. L'homme essayait de chasser de son esprit cette terrible impression de combattre la montagne toute entière. Le monstre était magnifique à sa manière. Ses écailles avaient des reflets d'argent dans la lumière de l'aube et ses yeux écarlates la beauté froide de ceux des serpents.

L'homme tenait encore debout. Il s'était battu toute la nuit mais ne ressentait pas la fatigue. Autour de lui la pierre était brûlante sous l'effet du souffle incandescent de la bête, mais il ne ressentait pas non plus la chaleur. Nu comme au jour de sa naissance, il ne souffrait pourtant que de brûlures superficielles grâce à l'onguent dont il s'était enduit tout entier. Même sa longue chevelure noire collée à sa peau hâlée était presque intacte.

La créature n'avait désormais plus de souffle, et le chasseur le savait. Le brasier qui vivait quelque part en elle n'était plus que braises, dont la couleur se retrouvait dans ses yeux qui scintillaient de haine et de peur mêlées. Elle ne pouvait pas s'envoler non plus, à cause des profondes entailles que la hache de l'homme avait dessinées dans ses ailes. Valor le Sage avait dit vrai: les ailes d'un dragon sont aussi fragiles que celles d'une chauve-souris, et le clouer au sol dès le début représentait déjà la moitié de la victoire.

Le chasseur avait surpris le monstre dans son sommeil et avait eu le temps de le mutiler avant même qu'il ouvrît ses yeux de rubis. Incapable de prendre son envol, le dragon était lent et maladroit et cherchait à atteindre l'homme qui courait sans cesse autour de lui, infatigable et cruel. Le chasseur savait frapper aux endroits vulnérables, là où les écailles se rejoignaient, laissant juste assez de jeu pour le fer de l'homme.

À bout de forces, le monstre regardait le chasseur s'approcher de lui, armé de la longue lance qui l'avait déjà blessé à plusieurs reprises. Le dragon ne comprenait pas: le bois de la lance n'avait même pas brûlé. Il ignorait que l'homme avait protégé ses armes de la même magie qui jadis avait permis aux Dieux de vaincre les Géants, ses ancêtres. Il ignorait que sa mort n'était pas le fruit du hasard, mais appartenait à l'inéluctable mythologie du monde. Les runes antiques qui avaient été gravées sur la pointe qui cherchait sa chair disaient: "Que la bête meure!".

Déterminé en dépit de tout à combattre sa destinée, il se redressa en un ultime effort pour avaler le héros de sa gueule ouverte, mais celui-ci lui échappa à nouveau. Lâchant soudainement sa lance, il saisit d'un bond une des cornes du monstre et se hissa à la force des bras sur sa tête. Le dragon, sentant l'homme assis sur son front se redressa de toute la hauteur, tâchant de s'emparer de l'homme de ses pattes griffues, prêtes à le déchirer en deux.

Mais cette fois encore le chasseur fut plus rapide. Tenant à deux mains un long poignard dégainé d'un fourreau qu'il portait en bandoulière dans son dos, il l'enfonça entre les deux yeux de la bête, à l'endroit précis que Valor lui avait indiqué. Ce fut le coup de grâce. Les deux mains monstrueuses s'arrêtèrent net, juste avant de l'écarteler. Le temps parut s'arrêter un instant, puis le dragon s'effondra au sol, enfin mort.

Ayant réussi à amortir sa chute, le chasseur contempla un instant l'imposante dépouille dorénavant immobile, puis salua le jour qui se levait. Il était au sommet des Monts de Karman et à ses pieds la Forêt des Songes s'éveillait paresseusement de son sommeil agité. Le temps était clair et on pouvait même deviner à l'horizon la silhouette étincelante de la Tour Blanche de Tabula Rasa.

C'était une magnifique journée et l'homme avait toutes les raisons de se sentir heureux de vivre en cet instant béni des Dieux. "Loués soient Pollux le Créateur et Gaïtanne la Protectrice pour cette victoire arrachée de haute lutte." dit-il les poings levés vers le ciel. Passé ce moment d'euphorie, il fronça les sourcils, comme s'il essayait de se rappeler quelque chose, puis appela: "Val, viens ici!".

Non loin de là, mais à distance respectueuse, un chat dormait sur un rocher du plateau où la lutte avait eu lieu. Il s'était installé précisément à l'endroit où la roche était juste assez chaude pour son goût. Valor le Sage, dit Val, dressa une oreille, ouvrit un ½il couleur d'or, s'étira en baillant, fit ses griffes sur un morceau de granite, ronronna d'aise en sentant la caresse du soleil sur son pelage noir, puis se dirigea vers l'homme d'un pas nonchalant.

-Tu en as mis le temps, Grog le Guerrier! dit-il après avoir vu la carcasse monumentale qui ornait désormais les monts Karman d'un nouveau relief. J'ai piqué un roupillon tant le spectacle de tes prouesses devenait lassant à la longue. prendre son temps avec une dame, soit, mais là franchement, tu pourrais couper sur les préliminaires.

Manifestement déçu du peu d'enthousiasme que suscitait son exploit chez son familier, le guerrier rétorqua d'un ton rogue:

-Tu passes bien des heures à jouer avec une souris, non?

-Moi, c'est différent, répondit le félin d'un ton sans réplique, tout en se léchant la patte droite.

-Tu dis toujours ça... dit Grog d'un air résigné. Bon, en tous cas ça doit valoir moult, non, Val? C'est une belle prise, hein?

Valor le Sage, dit Val, répondit du ton lénifiant qu'on prend pour parler aux enfants, tout en se grattant derrière l'oreille:

-Mais oui, Patron. Ça vaut beaucoup, c'est sûr. On chantera des ballades en ton honneur au Gras et Salé, je vois ça d'ici. Et tu en tireras assez de Xyps pour devenir le meilleur guerrier de Tabula Rasa et remporter le prochain tournoi à l'arène, avec l'aide de Pollux, le Castor Céleste...

-Et Mismaya cette fois ne pourra plus m'ignorer! renchérit le guerrier dont l'enthousiasme était subitement revenu au mot "Xyps".

-Qui ça?

-Mismaya! La serveuse du Gras et Salé!

-Aaaaah, oui c'est vrai, je l'avais oubliée.

Grog se vexa à nouveau:

-Tu connais par coeur les lois de Tabula Rasa, les légendes anciennes, la faune et la flore de la Forêt des Songes, mais tu n'est même pas capable de te souvenir de Mismaya?

-Mémoire sélective, répliqua le chat en haussant ce qui lui tenait lieu d'épaules. Je ne m'intéresse aux femelles que pour leur transmettre mon exceptionnel patrimoine génétique.

-Tu as beau savoir parler, tu n'es finalement qu'un chat, répondit Grog d'un ton sombre. Tu n'es pas capable d'aimer, de faire la cour... Tu sais juste te battre avec les autres matous deux fois par an pour...

Si vous n'avez jamais vu un chat lever les yeux au ciel, c'est le moment de l'imaginer:

-Au contraire de toi qui vas te battre dans une arène pour te faire aimer d'une serveuse vêtue comme si on était en perpétuelle pénurie de tissu... Rien à voir, en effet.

Grog jeta un regard noir à son familier qui avait entamé le léchage minutieux de sa longue queue, et reprit:

-En tous cas, si tu veux faire enregistrer tes Xyps, il faut trouver la marque de Quod Barh. Sans ça tu auras perdu ton temps.

-Quod Barh? demanda Grog, ahuri.

Valor le Sage eut un soupir. Les drogues que le chasseur avait prises pour ne pas ressentir la fatigue commençaient à atteindre son cerveau. Grog n'avait guère de mémoire au naturel, mais sous l'effet de ces substances louches que vendaient des alchimistes peu scrupuleux il en venait à oublier des choses essentielles. Sauf Mismachine: celle-là il ne l'oubliait jamais.

-Quod Barh? répondit patiemment Valor le Sage. Le dieu qui a marqué tous les monstres avec leur valeur en Xyps, afin que tu puisses faire valider ton exploit auprès de la Guilde des Héros?

-Aaaaah, oui c'est vrai, je l'avais oublié, répondit Grog en singeant de son mieux son familier au moment où s'était rappelé de la jolie serveuse du Gras et Salé.

Valor le Sage grinça des moustaches. Il n'y avait rien de pire que l'expression de Grog lorsqu'il se croyait spirituel. Désireux de clore cette discussion au plus vite il lui dit de scier la troisième corniche gauche du dragon: c'était elle qui portait la marque sacrée de Quod Barh.

-Corniche? Les dragons ont des corniches?

-Des petites cornes, si tu veux, reprit Valor le Sage dans un soupir, ou cornettes, cornues... Bref! Les cornes secondaires qui sont autour de ses deux cornes principales.

Ayant pris une petite scie dans son paquetage, Grog se hissa à nouveau sur la tête du monstre, et demanda après un instant:

-À gauche pour moi?

-Oui, enfin non... Tu es du bon côté, en tous cas.

-Parce que la troisième corniche est déjà sciée.

-Quoi!?

Valor le Sage rejoignit son maître en trois bonds et constata de ses propres yeux qu'en effet la troisième corniche gauche du dragon avait déjà été sciée, et depuis longtemps d'ailleurs. Poussant un feulement rageur, Valor le Sage conclut d'un ton sinistre:

-C'est fichu pour tes Xyps, Patron.

-Hein!?

Quoiqu'atterré par cette nouvelle, Grog trouva la force de balbutier:

-Maismaismais... Comment ça fichu!? Je l'ai bien tué, non?

Le chat sauta à terre et s'assit sur ses pattes arrières, ses yeux d'or fixés sur la Tour Blanche de Tabula Rasa. Il dit d'un ton devenu beaucoup plus sérieux:

-Inutile. Aux yeux de la Guilde des Héros, seul compte le Quod Barh. Quelqu'un d'autre l'a récupéré avant toi, et touché les Xyps à ta place.

-Mais... Mais comment a-t-il eu le temps de... Ça veut dire qu'il n'est sûrement pas loin!

Grog bondit sur ses pieds, saisissant sans effort sa lourde double hache, prêt à en découdre, et cherchant à distinguer la sihouette d'un voleur de corniche dans les anfractuosités de la montagne.

-Laisse tomber, Patron, dit Valor le Sage, faisant osciller sa queue de gauche à droite.

Grog savait que lorsque la queue de son familier prenait cette forme en point d'interrogation, cela signifiait qu'il réflechissait. Il baissa la voix et demanda:

-Tu crois que c'est un mage et qu'il s'est déjà transbahuté?

-Téléporté... corrigea le félin. Non, Patron. Mage ou pas, il a pris la marque sacrée du vivant du dragon.

Cette fois Grog en resta coi. Scier la corniche d'un dragon pendant son sommeil? C'était comme arracher la dent d'un homme en espérant qu'il ne se réveillât point. Qui était capable d'un tel prodige?

Comme s'il lisait les pensées de son maître, Valor le Sage conclut:

-Quelqu'un s'est mis d'accord avec le dragon pour lui prendre sa marque sans le tuer. Le dragon y gagnait le fait de ne plus représenter une cible pour les chasseurs de Xyps comme toi. Mais ce qui m'étonne c'est que...

Se retournant brusquement vers Grog il lui demanda:

-Il ne t'a rien dit quand tu l'as attaqué?

-Ah, si, peut-être, répondit le chasseur après un instant d'intense réflexion. Mais c'était dans leur langue monstrueuse... Je n'y comprends rien.

-Quoi!? Tu es chasseur et tu ne comprends pas la langue monstrueuse? Mais par les dents de Pollux, qu'est-ce qu'on vous apprend à la Guilde des Héros?

-Euh... À bien remplir une fiche de monstre à chaque fois qu'on en tue un...

Grog récita alors automatiquement, avec cette rigueur particulière qu'ont les phrases vides de sens:

-"Tuer les créatures des ténèbres ne sert à rien si vous n'avez pas de bonne visibilité sur le marché de l'héroïsme!"

Valor le Sage se coucha de tout son long sur le sol encore chaud, profondément découragé.